jeudi 18 avril 2024

L’Orchestre de Paris dirigé par Andrés Orozco-Estrada a brillamment servi le poétique "Operascape" d’Unsuk Chin avant un tribal "Carmina Burana" de Carl Orff

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 17 avril 2024 

Andrés Orozco-Estrada, Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris/Philharmonie de Paris

Curieux programme cette semaine à la Philharmonie de Paris de l’Orchestre de Paris brillamment dirigé par Andrés Orozco-Estrada, avec deux ouvres formant un violent contraste, une courte création française raffinée, « à la manière de » au lyrisme intense, Operascape d’Unsuk Chin qui a préludé à la l’agressive et primitive cantate Carmina Burana de Carl Orff brute de fonderie dont le succès demeure pour moi un mystère, mais vaillamment exécutée par l’Orchestre de Paris et ses trois chœurs, et des solistes pleins de panache 

Andrés Orozco-Estrada présentant la partition d'Operascape d'Unsuk Chin, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

N’ayant personnellement aucune affinité avec Carl Orff, compositeur officiel du régime nazi qui lui commanda les trop célèbres Carmina Burana qui constituaient l’attraction du concert, j’avais décidé d’assister à ce concert dans le but de découvrir une œuvre nouvelle de la compositrice coréenne Unsuk Chin (née en 1961), invitée centrale du Festival Présences de Radio France 2023 programmée cette semaine par l’Orchestre de Paris. Ce dont je ne m’étais pas rendu compte, c’est que cette pièce ne durait que huit minutes et de ce fait ne faisait que préluder à la page de résistance, si je puis dire, de la soirée de concert plutôt courte puisqu’atteignant à peine quatre vingt dix minutes. Les huit minutes d’Operascape (Paysage d’opéra) de Chin, commande des Philharmonie de Paris - Orchestre de Paris, Bayerische Staatorchester, Fondacao OSESP, Esprit Orchestra et Tangyeong International Music Foundation créée le 6 novembre 2023 au Théâtre national de Munich par l’Orchestre de l’Etat de Bavière dirigé par Kent Nagano, sont passées à la vitesse d’un éclair empli de poésie, ne laissant pas même le temps de prendre la mesure du prégnant et délectable plaisir que suscite l’écriture foisonnante de la compositrice, avec son orchestration colorée, sensuelle, voire ensorcelante qui comble l’oreille et les sens de l’auditeur avec ses élans lyriques dont l’originalité est imprégnée de miroitements sonores originaux renvoyant néanmoins à l’histoire de l’opéra avec ses alliages et son expressivité puisant à ses sources. Les pupitres onctueux, précis et virtuoses de l’Orchestre de Paris dextrement dirigés par le chef colombien de 46 ans Andrés Orozco-Estrada qui de toute évidence s’est régalé dans la partition de Chun qu’il a fait saluer à la fin de l’exécution en présentant par deux fois au public le conducteur.

Andrés Orozco-Estrada, Orchestre de Paris, Choeurs de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Le temps d’une pause nécessaire au départ de quelques pupitres de l’orchestre et à l’installation des impressionnants effectifs choraux, Andrés Orozco-Estrada lançait d’une baguette fièrement dressée comme un « I » avant de l’abaisser sèchement pour lancer musiciens et choristes dans le trop fameux « O Fortuna Imperatrix Mundi » (Ô Fortune, Impératrice du Monde) qui ouvre les Carmina Burana version Carl Orff (1895-1981) réalisée en 1936, l’année de la « Nuit de Cristal » et qui sera repris plus brièvement dans la conclusion de la partition après une heure de rythmes motoriques binaires, d’accords primitifs et de marches belliqueuses menées au pas de l’oie, loin en tout cas des élans chaudement profanes et érotiques des chansons à boire et à amer des originaux médiévaux découverts en 1803 par un bibliothécaire dans les archives du monastère de Benediktbeuern en Haute-Bavière. Ce premier volet du diptyque des Trionfi d’Orff illustre en effet vingt-quatre poèmes médiévaux tirés des Chants de Beuern (Carmina Burana). Le texte utilisé par Orff qui associe bas latin, moyen et haut allemand et vieux français traite de sujets universels, la fortune, la nature éphémère de la vie, la joie suscitée par la sève printanière, les plaisirs de la chair, le jeu, la luxure… Le succès sans faille de cette œuvre conçue pour flatter les instincts primaires quasi tribaux de ses auditeurs reste pour moi un mystère d’autant plus accablant que Carl Orff, personnage particulièrement opportuniste, composa expressément ses Carmina Burana pour répondre à l’attente des dirigeants nazis, n’hésitant pas à rebondir sur la vague brune pour faire carrière et s’imposer dans la Nouvelle Allemagne parmi l’élite des compositeurs qui comptaient, et, tandis que Richard Strauss, Hans Pfitzner et Werner Egk eurent droit à des procès en dénazification, Orff, quant à lui, bien qu’il fût assurément le plus corrompu de tous, parvint bizarrement à y échapper.

Erin Morley, Michael Schade, Mark Stone (de droite à gauche), Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou)

Dirigeant avec un dynamisme étourdissant, ivre de rythmes violents et de sonorités tonitruantes qui ne l’ont pas empêché de garder le contrôle avec des gestes clairs, précis et contenus, le chef colombien Andrés Orozco-Estrada que j’avais apprécié le 12 novembre dernier à la tête du Filarmonica Joven de Columbia (Philharmonique des Jeunes de Colombie, voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/le-violon-enchante-dhilary-hahn.html) parvenant à alléger les textures, surtout lors des interventions des solistes, tous trois excellents dans cette cantate scénique, particulièrement le ténor canadien Michael Schade, saisissant gnome hurlant incontrôlable, l’endurant baryton britannique Mark Stone et l’excellente soprano lyrique colorature étatsunienne Erin Morley à la voix soyeuse au timbre épicé et à la ligne de chant flexible. Les trois formations chorales de l’Orchestre de Paris, le Chœur principal, le Chœur d’enfants et le Chœur de jeunes se sont donnés avec générosité dans cette partition tribale plutôt dérangeante…

Bruno Serrou 

CD : (Ligeti-100) Fastueux hommage à György Ligeti de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse chez Alpha

Coup d’essai, coup de maître ! Pour leur premier disque commun, l’Ensemble Intercontemporain et son nouveau directeur musical Pierre Bleuse signent un enregistrement de tout premier plan, qui couronne magnifiquement le centenaire de l’immense compositeur hongrois aux dimensions universelles, György Ligeti (1923-2006) (voir entretien http://brunoserrou.blogspot.com/2016/10/le-piano-de-gyorgy-ligeti.html?m=1 et portrait http://brunoserrou.blogspot.com/2013/12/gyorgy-ligeti-1923-2006-propos-sur-ses.html?m=1).

Depuis sa création en 1976, l’Ensemble Intercontemporain est l’interprète privilégié de György Ligeti, Pierre Boulez, son fondateur, l’ayant inscrit très tôt à son répertoire et l’ayant lui-même beaucoup dirigé en sa présence. Paru chez Alpha, le CD dont il est question ici, enregistré en avril et octobre 2023, année du centenaire de la naissance de Ligeti, est le tout premier fruit discographique d’une collaboration artistique qui s’annonce fructueuse, comme en attestent déjà les différents concerts programmés depuis le début de la saison commencée en Espagne, de l’Ensemble Intercontemporain avec son directeur musical, Pierre Bleuse, qui a pris officiellement ses fonctions en septembre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/entretien-avec-pierre-bleuse-directeur.html), soit un mois avant l’ultime prise du Concerto pour violon, œuvre avec laquelle les enregistrements se sont achevés.

Ecrivons-le d'emblée, ce double CD est splendide, confirmant ainsi la pérennité de l’esprit de Pierre Boulez et les affinités de l’EIC avec les Hongrois, puisque l’un de ses géants de la musique, Péter Eötvös qui vient de nous quitter, en fut le directeur musical pendant douze belles années. Ligeti disait lui-même combien il était redevable à Pierre Boulez et à son ensemble. A ceux qui, en France, le désignaient comme antidote à Pierre Boulez, son ami et l’un de ses interprètes favoris, Ligeti rappelait combien il lui était redevable et lui restait indéfectiblement fidèle.

Singulièrement virtuose, même lorsqu’elle est apparemment statique, la musique de Ligeti pousse ses interprètes jusqu’au point de rupture, car elle ne se livre qu’à condition de s’y investir sans réserve, tant physiquement qu’intellectuellement et spirituellement, comme s’il était question de se battre pour survivre, avec force et conviction. Clair, bondissant, scintillant, ludique, poétique, virtuose, il émane de ce disque un grand plaisir de jouer de la part de tous les musiciens. Quelques trente ans après les enregistrements de l’EIC avec Boulez, qu’il reprenne ces chefs-d’œuvre avec un autre PB était une véritable gageure, et il faut le reconnaître, le résultat est éblouissant. Quasi tout l’effectif de l’EIC a été renouvelé, mais l’engagement et le brio sont omniprésents, et, de plus, le jeu a gagné en liberté et en panache, l’assimilation des techniques de jeu gagnant ainsi en naturel cette musique étant entrée dans les mains, les archets, le souffle des instrumentistes.

Le premier CD est consacré à trois concertos, pour violoncelle, pour violon et pour piano. C’est avec le Concerto pour violoncelle que György Ligeti commença sa série d’œuvres concertantes, en 1966. Créé le 19 avril 1967 à Berlin par l’Allemand Siegfried Palm, son dédicataire, et l’Orchestre Symphonique de la Radio de Berlin dirigé par le chef polonais Henrick Czyz, l’œuvre compte deux mouvements d’égale durée, le premier indiqué 40 à la noire  s’exprimant dans une atmosphère paisible et raréfiée sur le modèle d’Atmosphères pour orchestre de 1961, le second Lo stesso tempo (Le même tempo, c’est-à-dire 40  à la noire) enchaîne vingt-sept fragments, le morceau initial, lent et statique, n’en présentant qu’un, tandis que le second regroupe les vingt-six autres, superposant plusieurs strates de figures rythmiques asynchrones tel un mécanisme de précision déréglé. Esquissé en 1980, commencé en 1985 et achevé en janvier 1988, dédié au chef d’orchestre états-unien Mario di Bonaventura qui, seize mois après avoir donné la création de la version en trois mouvements, dirigea celle de la mouture définitive à Vienne le 29 février 1988 avec son frère Anthony et l’Orchestre Symphonique de la Radio Autrichienne, le Concerto pour piano compte cinq mouvements, les deux derniers ayant été ajoutés après la première exécution de la mouture initiale, le compositeur estimant alors l’œuvre bancale. « Mon concerto est mon credo artistique, prévenait Ligeti. Je démontre mon indépendance par rapport aux critères de l’avant-garde traditionnelle, ainsi qu’au postmodernisme à la mode. J’y ai mis en œuvre des conceptions nouvelles tant pour l’harmonie que pour le rythme. Lorsque l’œuvre est bien jouée, c’est-à-dire à la vitesse requise et avec l’accentuation correcte dans chaque « strate de tempo », elle finit au bout d’un certain temps par « décoller comme un avion. » Seul le deuxième mouvement adopte un tempo lent dans lequel apparaissent des timbres inusités et des registres extrêmes (piccolo très grave, basson, clarinette et hautbois très aigus, canons de sifflets à coulisse, ocarina alto et cuivres avec sourdines). Ligeti introduit des rythmes de musiques africaines subsahariennes associés à ceux de la musique occidentale du XIVe siècle et l’écriture la plus contemporaine côté dynamiques et configurations géométriques fractales. Abolir le temps, le suspendre, le confiner au moment présent, tel est mon dessein suprême de compositeur. » Dédié à Saschko Gawriloff qui le créa le 9 juin 1992 avec l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Pierre Boulez, originellement prévu en huit mouvements, le Concerto pour violon a tout d’abord compté trois mouvements en 1990, deux ans avant d’acquérir sa forme définitive en cinq parties. L’œuvre est représentative de la dernière période du compositeur, se présentant comme une synthèse d’explorations avant-gardistes associée à la tradition mélodique et formelle riche en effets techniques et en collages sauvages d’atmosphères et de couleurs suscité par la microtonalité, de textures mobiles, de juxtapositions ludiques, de folklore hongrois, de rythmes de danses bulgares, de références à des musiques médiévales et de la Renaissance, de frottements de tonalités, l’un des cinq violons de l’ensemble et l’un des trois altos jouant en scordatura réglée sur des harmoniques naturelles de la contrebasse (la septième pour le violon, la cinquième pour l’alto).

Le second CD s’ouvre sur le Kammerkonzert (Concerto de chambre) pour treize instruments composé en 1969-1970. Créé le 1er octobre 1970 au Festival de Berlin par l’Ensemble Die Reihe dirigé par le compositeur Friedrich Cehra, fascinant de bout en bout par sa phénoménale inventivité exposée de façon ludique, chacun de ses quatre mouvements traditionnels (vif-vif-lent-vif) est dédié à une personnalité, respectivement à Maedi Wood, Traude Cehra, Friedrich Cehra et Walter Schmieding. Ligeti y pousse à l’extrême le concept de micropolyphonie visant à obtenir des « textures globales » faciles à percevoir. Suivent deux œuvres de jeunesse pour piano et pour piano à quatre mains. La première, Due Capricci, date de 1947 tandis que Ligeti était encore l’élève de Sandor Veress au Conservatoire de Budapest. La partition est placée sous la houlette de Béla Bartók et est dédiée à la pianiste hongroise Marta Kurtág, épouse du compositeur György Kurtág, le premier caprice étant un Allegretto capriccioso, le second un Allegro robusto. Composées entre 1942 et 1951, les Cinq Pièces pour piano à quatre mains ont été créées trente-cinq ans après leur genèse, le 2 août 1986 au Festival Schloss Hohenems de Bregenz par Begona Uriarte et Karl-Hermann Mrongovius. Chaque mouvement dure entre une et trois minutes, l’un d’eux, le quatrième intitulé Sonatina lui-même construit en trois mouvements, dépassant à peine quatre minutes. Ecrite en 1991-1994 en six mouvements dédiés chacun à une personnalité particulière, l’altiste Tabea Zimmermann (les deux mouvements extrêmes), l’éditeur musicologue austro-allemand Alfred Schlee (1901-1999), le compositeur hongrois Sandor Veress (1907-1992), le directeur de théâtre Klaus Klein à l’initiative de l’œuvre pour le Festival de Gütersloh, la collaboratrice de Ligeti Louise Duchesneau, la Sonate pour alto a été créée dans sa totalité le 23 avril 1994 à Gütersloh par Tabea Zimmermann. Elle est née du choc de l’écoute de l’altiste allemande sur la corde de do et de « son jeu particulièrement énergique et vigoureux - et pourtant toujours tendre - qui fut le déclencheur de mes fantaisies de sonate pour alto solo ». Toujours selon le compositeur, le premier initial (Hora Lungâ) évoque la musique populaire roumaine qui a profondément marqué l’enfance du compositeur, le virtuose deuxième mouvement (Loop, créé à Vienne en 1991 par Garth Knox) expose constamment les mêmes motifs mélodiques mais rythmiquement variés à des tempi de plus en plus vifs. Facsar (Tordre/Contracter, créé à Genève en 1993 par Jürg Dähler) est une danse modérée, pseudo-tonale, exploitant le jeu de doubles cordes ; le Presto con sordina est un mouvement perpétuel régulier joué avec sourdine ; le cinquième mouvement, Lamento, est une page à deux voix constituée de secondes et de septièmes parallèles inspirées de diverses cultures ethniques ; le finale est une Chaconne chromatique n’ayant rien à voir avec le cantor de Leipzig mais plutôt avec une danse sauvage soutenue par une ligne de basse ostinato. Ce qui restera sans doute comme le chef-d’œuvre de la musique de chambre de György Ligeti, le Trio pour violon, cor et piano, partition comparable au seul Trio pour la même formation de Johannes Brahms, conclut ce double album. A l’époque de la genèse de l’œuvre, en 1982, Ligeti découvrait la musique africaine. Construite en quatre mouvements (lent-vif-vif-lent) elle se fonde sur une unique cellule mélodico-harmonique présentant une succession descendante d’une tierce majeure (sol-si), d’un triton (mi bémol-la) et d’une sixte mineure (do-la bémol), variante décalée des quintes du cor. « J’ai conçu mon Trio comme un hommage à Brahms dont le Trio avec cor plane comme exemple inégalé de ce genre particulier de la musique de chambre dans le ciel musical, écrit Ligeti dans son texte de présentation. Cependant, il n’y a dans ma pièce aucune citation et aucune influence de la musique de Brahms ; mon Trio a été écrit à la fin du XXe siècle, et il est - par sa construction et pas son expression - une musique de notre temps. »

Selon la formule chère à Pierre Boulez définissant la particularité de l’Intercontemporain, « Solistes, ensemble », soli et tutti sont assurés par les seuls membres de l’EIC, comme ce fut également le cas pour les enregistrements réalisés sous la direction du fondateur de l’Ensemble pour le label DG dans les années 1990-2000. Bien sûr, les membres de la formation ne sont plus les mêmes, le temps passant l’âge de la retraite a fait son travail, mais l’esprit demeure, transmis sans faiblir de génération en génération. Le concerto pour violon revient à Hae-Sun Kang, celui pour violoncelle à Renaud Déjardin, celui pour piano à Dimitri Vassiliakis, qui interprète également les Capricci et les pièces pour quatre mains dans lesquelles il est rejoint par Sébastien Vichard, la sonate à l’altiste John Stulz, tandis que le trio réunit Diego Tosi (violon), Jean-Christophe Vervoitte (cor) et Sébastien Vichard (piano). Chacun participe vaillamment à l’exceptionnelle réussite de ce disque qui rend un somptueux hommage à l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle, l’un des rares à n’avoir eu de cesse de se renouveler à chaque œuvre nouvelle tout en restant constamment lui-même comme l’atteste le fait qu’il soit toujours immédiatement identifiable, et comme le confirment chacun des musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, qu’il soit soliste ou tuttiste, motivé par la direction alerte et nuancée de Pierre Bleuse, qui exalte en magicien le charme, la fantaisie et l’onirisme singuliers de la création de Ligeti

Reste à souhaiter qu’Alpha donne à l’entité EIC/Bleuse la possibilité d’enregistrer Ramifications (1968), Aventures et Nouvelles Aventures (1965) que Pierre Boulez a gravés avec l’ensemble, ainsi que Sippal, Dobbal, Nadihegedüvel (Sifflets, tambours, violons-roseaux, 2000) pour mezzo-soprano et percussionnistes, le Double Concerto pour flûte, hautbois et orchestre (1972), et Hamburg Concerto pour cor et ensemble (1999) que Pierre Boulez n’a pas enregistrés.

Souhaitons aussi qu’en 2025, dans moins d’un an, que l’Ensemble Intercontemporain se verra offrir par son nouveau label discographique l’opportunité d’enregistrer des œuvres de Pierre Boulez, pour un indispensable hommage au fondateur de l’EIC en vue d’un album CD dirigé par Pierre Bleuse, ce qui aurait assurément de l’allure pour un Boulez-100, à l’aune de la réussite exemplaire de ce double album Ligeti… Par exemple un Répons, un Rituel in Memoriam Bruno Maderna, un Pli selon Pli, Eclat/Multiples, ...explosante-fixe..., Dérive 1 et 2, et un florilège d’œuvres solos écrites pour les membres de l’EIC…

Bruno Serrou

2 CD Alpha 993 (Outhère Music). Durée : 2h 21mn 32s. Enregistré en 2023. DDD 

 

lundi 15 avril 2024

Les somptueuses aurores boréales de Sibelius par Mikko Franck et l’Orchestre Philharmonique de Radio France

Paris. Maison de la Radio. Auditorium de Radio France. Vendredi 12 avril 2024 

Mikko Franck. Photo : (c) Radio France

Somptueux concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par son patron, le Finlandais Mikko Franck, dans le dernier volet d’un triptyque consacré aux sept symphonies du plus Finlandais des compositeurs, Jean Sibelius. Je n’aurai pu personnellement assister qu’au troisième, incapable de me dédoubler, celui de vendredi soir qui réunissait les trois dernières symphonies, les Cinquième, Sixième et Septième. Une soirée éblouissante, avec un orchestre ivre de sonorités à la fois moelleuses, sombres et scintillantes, fervent et attentif, se plongeant goulûment aux sources vives de son directeur musical. 

Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Longtemps voué au purgatoire des musiciens en France où il a été marqué par la formule assassine du compositeur chef d’orchestre théoricien pédagogue, propagateur sectaire du dodécaphonisme le plus strict, René Leibowitz (1913-1972), qui disait de lui qu’il était « le plus mauvais compositeur de tous les temps », Jean Sibelius (1865-1957) est aujourd’hui encore trop rarement programmé. Félicitons donc ici sans attendre la direction de la Musique de Radio France, qui en programmant une intégrale des symphonies de Sibelius a pleinement répondu par cette initiative à sa mission de détecteur et de révélateur de compositeurs et d'oeuvres oubliés, négligés ou méconnus. Malgré leur concision et leur puissance expressive, les Symphonies de Jean Sibelius sont rares donnés au concert. Du moins en France dans le cadre d’une intégrale. Cela suffisait pour que l’Orchestre Philharmonique de Radio France crée l’événement. D’autant plus sous la direction de son directeur musical actuel, compatriote du compositeur, Mikko Franck, qui bien évidemment connaît tout de son aîné, au point de chanter dans son jardin et d'avoir transmis le virus sibélien à la perfection à la phalange française dont les trois concerts ont été retransmis en direct sur France Musique et dans les réseau des chaînes publiques de l’UER (Union Européenne des Radios).

Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Je n’ai malheureusement pu assister aux trois concerts nécessaires à l’exécution des sept symphonies, auxquelles ont été ajoutées le célébrissime Concerto pour violon et orchestre, confié à Hilary Hahn qui apprécie particulièrement cette œuvre dans laquelle elle se plaît à briller à juste titre. C’est donc le seul bouquet final dont je fais ici le compte-rendu, réunissant les trois ultimes chefs-d’œuvre du genre qu’a daigné léguer Sibelius à la postérité, ayant détruit sa Huitième Symphonie avant sa mort en 1957. En effet, le cursus symphonique aura occupé vingt-sept ans de la vie du compositeur, des esquisses initiales de la Symphonie n° 1 en mi mineur op. 39 notées en 1897 à la création de la Symphonie n° 7 en ut majeur op. 105 donnée le 24 mars 1924 à Stockholm, et l’on sait qu’il composa une Huitième, qui l’occupa plus de dix ans, du milieu des années 1920 jusqu’en 1938 et dont il ne reste qu’une copie du seul premier mouvement. Le triptyque proposé par Mikko Franck et le Philharmonique de Radio France dans le troisième concert de leur intégrale, a réuni dans leur ordre chronologique les trois dernières symphonies parallèlement esquissées, commençant par la plus développée des trois, la Symphonie n° 5 en mi bémol majeur op. 82, bien qu’elle ne compte que trois mouvements, avec son demi-tour d’horloge. Bien que son auteur l’ait remaniée à deux reprises en 1916 puis en 1919, cette partition née pendant la guerre d’indépendance de la Finlande est la plus populaire des symphonies de Sibelius, qui dirigea la création de la version définitive le 24 novembre 1919 à Helsinki. Initialement conçue en quatre mouvements, l’œuvre au caractère héroïque en compte finalement trois, les deux premiers ayant fusionné en un seul tout en présentant quatre parties telle une symphonie (I - Tempo molto moderato - Largamente - Allegro moderato - Presto. II - Andante mosso, quasi allegretto. III - Allegro molto - Misterioso - Un pochettino largamente - Largamente assai). Composée en 1922-1923, créée le 19 février 1923 à Helsinki sous la direction du compositeur, la Symphonie n° 6 en ré mineur op. 104 est en revanche l’une des moins programmées du cursus symphonique sibélien, au même titre que la Symphonie n° 3 en ut majeur op. 52 (1904-1907). Sa structure en quatre mouvements (Allegro molto moderato - Allegretto moderato - Poco vivace - Finale. Allegro molto) n’en annihile pas pour autant le sentiment de liberté qui émane de son exécution, comme le souhaitait son auteur, qui relevait le fait qu’ « aucun mouvement ne suit un modèle ordinaire de sonate ». Il s’agit de la plus lyrique des pages du cursus des symphonies, une partie du matériau thématique ayant été initialement pensé pour un concerto pour violon ainsi que pour un poème symphonique consacré à la Lune. Conçue dès 1914 alors que Sibelius travaillait sur sa Cinquième Symphonie, la Symphonie n° 7 en ut majeur op. 105 constitue le point culminant de la création de Sibelius. Concise, chantant admirablement, elle se déploie en un mouvement unique. Conçue parallèlement à la symphonie précédente, achevée le 2 mars 1924, elle a été créée trois semaines plus tard, le 24 mars 1924, à Stockholm dirigée par le compositeur sous le titre de Fantaisie symphonique n° 1 avant que son auteur finisse par l’intituler Symphonie n° 7 (en un mouvement) lors de la publication de la partition le 25 février 1925. Les sept premières mesures de cet unique mouvement présentent trois éléments thématiques totalisant sept notes, à partir desquelles Sibelius déduit la totalité du matériau de l’œuvre. L’unité de la symphonie tourne autour d’ut majeur et d’ut mineur, et l’impression de diversité est obtenue par des tempi en perpétuelle évolution ainsi que par les contrastes de modes, d’articulations et de textures, la partition développant ainsi à son acmé le concept déjà exploité dans le mouvement initial de la Cinquième Symphonie, mais en beaucoup plus élaboré dans la Septième.

Mikko Franck, Nathan Mierdl (violon solo), Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Gestique souple, décontractée mais attentif voire vigilent, toujours souriant, empli de la musique qu’il dirige comme un bain de jouvence, Mikko Franck a transmis de toute évidence à son orchestre en totale complicité le virus sibélien, l’orchestre sonnant avec une densité, une poésie enchanteresse la nature grandiose et profonde chantée par la musique de Sibelius emplie de forêts profondes, de lacs et de faune féeriques. Un plaisir pour les oreilles et pour les yeux, qui se sont plus à regarder non seulement le chef, qui semble dessiner du geste et du corps les moindres aspérités des vastes paysages finlandais, mais aussi les musiciens de l’orchestre qui gratifient l’auditeur de sonorités épanouies, amples, profondes, charnelles, souvent surnaturelles, telles des aurores boréales continuellement renouvelées. Reste à espérer que, avant son départ sous d’autres cieux, Mikko Franck puisse programmer les autres grandes pages d’orchestre de Sibelius, non seulement les nombreux poèmes symphoniques, mais aussi légendes, cantates, ouvertures, suites, musiques de scène, fantaisies symphoniques, sérénades, humoresques... Il reste tant à découvrir du fondateur de l’école finlandaise, qu’il serait dommageable que Radio France ne profite pas de la présence de Mikko Franck-le-Surdoué pour en révéler les infinies beautés…

Bruno Serrou 

dimanche 14 avril 2024

Le Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen ascétique et humain du Grand Théâtre de Genève

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Jeudi 11 avril 2024 

Olivier Messiaen (1908-1992), Saint François d'Assise. Photo : (c) Carole Parodi

Première en Suisse romande jeudi dernier de Saint François d’Assise, grand œuvre d’Olivier Messiaen (1908-1992), avec une distribution très homogène, dont Robin Adams dans le rôle-titre, et l’Ange magnétique de Claire de Sévigné dans une mise en scène plus ou moins convaincante d’Abel Abdessemed, obligé il est vrai de placer l’énorme orchestre de cent vingt musiciens au fond du plateau et le chœur derrière, la fosse du Grand Théâtre de Genève, plus encore que celle de Garnier, étant trop étriquée, dispositif qui engendre une impression de lointain assez prononcée, malgré une légère amplification. Pourtant, la direction au cordeau de Jonathan Nott sollicite toutes les capacités d’un Orchestre de la Suisse Romande d’une impressionnante unité 

Olivier Messiaen (1908-1992), Saint François d'Assise. Photo : (c) Carole Parodi

Quarante et un ans après sa création à l’Opéra de Paris Garnier, Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen entre au Grand Théâtre de Genève, faisant ainsi sa première apparition en Suisse romande. L’Opus Magnum du compositeur dauphinois apparaît toujours tel un colosse du répertoire lyrique, avec ses quatre heures trente de développement, soit davantage que Les Troyens d’Hector Berlioz, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg et Parsifal de Richard Wagner… Le tout réparti en huit tableaux distribués en trois actes sans véritable action quoiqu’entendant illustrer les principales étapes de la vie du saint ombrien. En 1983, pour la première production et sous l’influence étroite du compositeur, le metteur en scène italien Sandro Sequi (1933-1998) avait souligné dans sa production fondatrice l’aspect statique du chef d’œuvre de Messiaen, au caractère plus métaphysique que dramatique. Neuf ans plus tard, à Salzbourg, Peter Sellars avait pour Gérard Mortier eu recours à l’audiovisuel. La production vint à l’Opéra Bastille, où l’on n’a pas oublié la volière multicolore jaillissant d’une batterie d’écrans de télévision durant le prêche aux oiseaux, l’une des pages les plus flamboyantes de la partition et la plus longue avec ses trois-quarts d’heure de développement, et le sang jaillissant dans le tableau des Stigmates au troisième acte. Moins convaincante fut la production avec laquelle le même Gérard Mortier inaugura en octobre 2004 sa direction de l’Opéra de Paris qu’il avait confiée à son ami chef d’orchestre Sylvain Cambreling et au metteur en scène Stanislas Nordey, toutes productions ayant José van Dam pour protagoniste principal.

Olivier Messiaen (1908-1992), Saint François d'Assise. Photo : (c) Carole Parodi

« La seule réalité se situe dans le domaine de la foi, assurait Olivier Messiaen. C’est par la rencontre avec un Autre que nous pouvons le comprendre. Mais il faut passer par la mort et par la Résurrection, ce qui suppose le saut hors du temps. Assez étrangement, la musique peut nous y préparer, comme image, comme reflet, comme symbole. En effet, la musique est un perpétuel dialogue entre l’espace et le temps, entre le son et la couleur, dialogue qui aboutit à une unification. Le musicien qui pense, voit, entend, parle au moyen de ces notions fondamentales, peut, dans une certaine mesure, s’approcher de l’Au-delà. » « Né croyant », Olivier Messiaen se reconnaissait trois grands thèmes d’inspiration, sa foi catholique, l’amour humain, la nature. A deux siècles de distance, la musique de Messiaen-le-Catholique partage avec celle de Bach-le-Protestant luthérien une irrépressible spiritualité, une même capacité au réconfort, un même pouvoir d’illuminer ceux qui l’écoutent. Si la Bible, plus particulièrement le Nouveau Testament, les Epîtres de saint Paul, les Psaumes, les Prophètes, la Genèse, l’Exode, le Missel, la Somme théologique des saints Thomas d’Aquin, Jan van Ruusbroec, Jean de la Croix, Thérèse de Lisieux, François d’Assise et ses Fioretti, Ernst Hello, Romano Guarduini, Dom Columbia Marmion, Thomas Merton ou Hans Urs von Balthasar animent l’essentiel de sa création, Messiaen ne jugeait pas nécessaire de composer une musique pour le culte, estimant ne pas être un compositeur liturgique, ne reconnaissant que le plain-chant comme digne de servir la liturgie. Pourtant, s’il confia l’expression de sa foi autant au piano qu’à l’orchestre, c’est aux soixante-et-un jeux du Cavaillé-Coll  de l’église de La Trinité qu’il se donna tout entier, leur apportant un sang nouveau, des couleurs, des registrations, des harmonies inédites. Saint François d’Assise est son grand œuvre de foi, si bien qu’il a eu plus de mal à écrire la scène des stigmates que celle de la mort et la nouvelle vie que François découvre tandis qu’il est accueilli au ciel à la fin de l’opéra.

Olivier Messiaen (1908-1992), Saint François d'Assise. Photo : (c) Carole Parodi

C’est sur l’insistance du compositeur suisse Rolf Liebermann (1910-1999) qu’Olivier Messiaen finit par se décider à écrire un opéra. Mais tandis que son commanditaire espérait de lui un opéra consacré à la figure du Christ, à l’instar d’un Wagner qui finit par y renoncer pour se tourner vers Perceval-le-Gallois, Messiaen s’attacha à la figure historique de François d’Assise. Encore s’agit-il davantage d’un oratorio scénique que d’un véritable opéra. Huit années auront été nécessaires à la genèse de cet unique opus théâtral (1975-1983), qui finira par contenir tout Messiaen. La voix humaine, qu’elle soit soliste ou chorale, a suscité de prégnants chefs-d’œuvre de la part du chantre des oiseaux et de la nature qu’il aimait à fréquenter dans les hauts alpages de son Dauphiné natal. La poésie a toujours fait partie de l’univers de ce fils de la poétesse Cécile Sauvage (1883-1927). Si bien qu’il a choisi d’écrire lui-même la plupart des textes qui ont inspiré sa musique. Ce qui est bien évidemment le cas de son opéra. Saint François, fondateur de l’ordre mendiant des franciscains, est l’humilité incarnée. Comme à l’instar de Messiaen, quoi que l’on puisse en penser. Le musicien s’effaçait toujours derrière l’œuvre et l’interprète qu’il défendait. François représente aussi la pensée théologique, la mystique de Messiaen, qui disait : « J’ai choisi saint François, car il est difficile de représenter le Christ sur scène. François est plus proche de nous, parce qu’il était humble. Il est riche de toutes les richesses de la terre. Il a eu les stigmates, il était une sorte de chef de bande, et il a fondé l’ordre des franciscains. Il réunissait tout ce qui était beau. » Comme Messiaen, François aimait la nature, vivant au milieu d’elle,  la montagne, les oiseaux, auxquels il prêchait… Le compositeur fit plus d’une dizaine de séjours à Assise pour noter les chants d’oiseaux qu’entendait François, notamment la fauvette à tête noire caractéristique de la région ombrienne, et y retrouva le fameux arbre où le saint prêchait aux oiseaux, que les témoins de la scène ont vu partir dans toutes les directions en forme de croix, ce que Messiaen n’a pas manqué de noter sur sa partition : « les oiseaux partent en forme de croix, pour rendre hommage au Christ. »

Olivier Messiaen (1908-1992), Saint François d'Assise. Photo : (c) Carole Parodi

Dans la longue et riche  interview qu’Yvonne Loriod m’accorda en septembre 2002 pour les archives de l’INA dans le cadre des Grands entretiens de la collection Musique Mémoires (voir https://entretiens.ina.fr/musiques-memoires/Loriod/yvonne-loriod-messiaen/video), la seconde épouse d’Olivier Messiaen fait le résumé de l’action de Saint François d’Assise : « Comment écrire la vie de saint François ? Le mieux était par les témoignages de ceux qui étaient des premiers Franciscains. Alors l’ange, saint François, le lépreux qu’il guérit, frère Élie, frère Léon., frère Massée, frère Bernard... Tout au long de la pièce, on voit progresser la grâce dans l’âme de saint François. Dans le premier tableau, « La Croix », saint François explique à frère Léon ce qu’il doit supporter pour comprendre où est la joie parfaite, ce qui est typique d’un frère franciscain. La joie parfaite, existe-t-elle sur terre ? Non ! Elle existe, dit pourtant saint François, elle existe uniquement quand vous êtes accablé et que vous le supportez bien. Dans « Les laudes », ils chantent. Dans « Le baiser au lépreux », saint François, dégoûté par l’horreur du lépreux, décide de se rendre dans une léproserie. Et pour se vaincre lui-même, il embrasse le lépreux afin de se prouver qu’il peut être charmant. Si bien que le lépreux guéri, après avoir commencé par râler, se met à danser de joie. Il y en a soixante-dix pages, papa-pa-papa, sur un thème unique. Plus importante que la guérison du lépreux, a écrit Messiaen, est la croissance de la grâce en saint François. Le quatrième tableau, « L’ange voyageur » est très avenant. Un type qui s’appelait frère Élie était toujours de mauvais poil, et il disait : ’’On me dérange toujours. Je suis vicaire de l’Ordre. Il faut que je fasse les lois, etc. Comment peut-on se permettre de me déranger…” Ce moment est amusant, parce que ce frère, Élie, rouspète tout le temps. L’Ange vient le voir en lui disant : “Pourquoi es-tu fâché ?” Et frère Élie lui dit : “Mais tu me déranges tout le temps.” Une phrase de Messiaen a fait rire tout le monde en France. Frère Élie dit : “Mais comment travailler dans des conditions pareilles ?” Alors, évidemment tout le public s’est mis à rire, parce que tous les Français pensent qu’ils sont tout le temps dérangés, si bien qu’ils ne peuvent pas travailler, et ils râlent. Ensuite, “L’ange musicien” forme contraste avec la scène précédente. L’ange apparaît à saint François, qui veut savoir où est le bonheur. Il dit à l’ange : “Je voudrais entendre… une note du Ciel pour pouvoir en rêver.” Alors l’ange, qui a une voix de femme, lui dit : “Je vais te jouer quelque chose.” Et elle commence à jouer de la viole. Evidemment, c’est tellement céleste, comme si Dieu était présent, que saint François en tombe dans les pommes. Si bien qu’on le croit mort. Les frères viennent. “Qu’est-ce qui t’arrive, François ? - C’était tellement beau que je me suis évanoui.” Ensuite, il y a “Le prêche aux oiseaux”. Pour cette scène, Messiaen a réuni une énorme quantité d’oiseaux. C’est le tableau le plus long, qui dure quarante-cinq minutes. Tous les oiseaux sont convoqués. Saint François leur dit : “Vous en avez de la chance, le bon Dieu vous donne de l’eau, le ciel des plumages extraordinaires, les fruits de la terre ”, etc. Il prêche aux oiseaux, et c’est très long. Suit la scène “Les stigmates ”, saint François a eu les mêmes stigmates que le Christ sur la croix. A l’Alverna, il a soudain senti - des tableaux Giotto les évoquent - des douleurs dans les mains, sur le flanc et aux pieds, comme le Christ, les stigmates de la Passion. Et c’est en cela que Messiaen disait qu’il a pu évoquer le Christ dans son opéra à travers la figure de saint François. Puis vient la scène finale, “La mort et la nouvelle vie”. Saint François est mourant, il dit au revoir à tout le monde. Sa petite église, tous ses frères réunis le supplient : “Ne meurs pas, nous t’aimons tellement”. Les cloches sonnent, et saint François meurt. A ce moment-là, on pense que l’opéra est terminé. Mais non, car Messiaen a bel et bien écrit : “La mort ET la nouvelle vie”. François mort, surgit un chœur de joie éclatante, chantant le bonheur de saint François entré au Paradis... »

Olivier Messiaen (1908-1992), Saint François d'Assise. Photo : (c) Carole Parodi

Pour cette nouvelle production dont la création a été reportée de trois ans en raison de la pandémie de Covid-19, le Grand Théâtre de Genève a fait appel pour la mise en scène qui signe également la scénographie (décors, costumes, vidéo) à un plasticien en vogue pour ses œuvres connues pour « choquer le bourgeois », notamment pour leur violence, le franco-algérien d’origine berbère Adel Abdessemed, membre du Conseil d’administration du Centre Georges Pompidou depuis 2019. Auteur notamment de la sculpture controversée représentant le « Coup de boule » du footballeur français Zinedine Zidane contre son congénère italien Marco Materazzi durant la finale de le Coupe du monde 2006, il est aussi connu pour ses œuvres animalières soumis à maltraitance qui suscitent la polémique, et pour ses « pigeons voyageurs » géants qui ont été exposés dans le quartier du Marais à Paris en octobre 2021. Au sein de décors associant les sociétés historiques et contemporaines, ce sont ces volatiles communs, le pigeon biset invasif des métropoles, qui symbolise quasi à lui seul la passion ornithologique de Messiaen et la totalité de la faune ailée qu’il a convoquée dans sa partition, qu’il soit statufié, photographié ou filmé, n’insérant à la volée qu’un unique oiseau bariolé, ainsi qu’un immense colombe blanche sanguinolente à l’acte II et, curieusement, un imposant dromadaire en peluche qui, posé sur le sol, ne fait qu’une courte apparition avant de monter dans les cintres accroché à un filin. Ce qui ne suscite guère de couleurs, heureusement très présentes dans l’orchestration enluminée de Messiaen, ainsi que dans les costumes faits de pièces de tissus façon puzzle et d’objets recyclés de toutes sortes (oreillers, édredons, sacs poubelles et de supermarchés, ballons gonflables, composants électroniques) et quelques diapositives d’icônes franciscaines façon Cimabue (1240-1302) ou Giotto (1266-1337). Dans le fond, comme dans un brouillard incolore ne laissant percer que des silhouettes, le chef, l’orchestre et le chœur qui, placés ainsi, demeurent assez ternes, affectant ainsi le scintillement raffiné des timbres, leurs coloris sensuels, les sonorités vivement contrastées de l’écriture instrumentale de Messiaen, dont les reliefs et les chamarrures sont amoindries, malgré la bonne volonté évidente du chef britannique Jonathan Nott, qui connaît pourtant la création de Messiaen dans sa globalité, même s’il dirige Saint François d’Assise pour la première fois. Malgré l’extrême vigilance du chef, l’on peine à identifier la musique opulente, colorée par les piaillements de piccolos et de marimbas, les gazouillis l’oisellerie mystique de l’harmonie et la rythmique inflexible. En outre, l’acoustique de la salle joue quelques tours à la spatialisation d’instruments comme les ondes Martenot, de nature peu contrôlable. Il est cependant clair que le chef britannique assure l’unité entre la prosodie debussyste des chanteurs solistes, la masse berliozienne du chœur et les bigarrures de l’orchestre. Sous sa conduite, l’Orchestre de la Suisse Romande réalise en sans faute, et si les contrastes sont plus ou moins écrasés, les textures restent fluides, le jeu précis, et l’on parvient peu ou prou à se délecter de la variété de la palette sonore de la percussion (peaux, métaux, claviers), ainsi que celles des bois et des cuivres, un peu moins des cordes, qui restent embrumés. Renforcé par le Chœur Le Motet de Genève, le Chœur du Grand Théâtre de Genève sert magistralement l’imposante partie chorale, et tient de façon saisissante l’immense accord qui conclut l’œuvre entière au terme de deux cent soixante dix minutes de spectacle. Déjà naturellement long, le Prêche aux oiseaux, comme dans l’ensemble du premier acte qui précède, l’orchestre est enserré entre deux gigantesques boucliers circulaires qui estompent les bariolages percussifs de l’écriture, tandis que la pénultième scène, les Stigmates, a du mal à s’épanouir avec entre l’orchestre et les protagonistes, une volumineuse carcasse d’église qui enferme les deux entités dans des modes séparés qui empêche l’orchestre de s’épanouir tandis que le chœur, plus éloigné encore, a du mal à se faire entendre. Il faut attendre la toute fin pour jouir des qualités du chœur, lorsqu’ils se présentent sur le devant de la scène pour exposer l’ultime et majestueux accord majeur longuement tenu s’éteignant lentement.

Olivier Messiaen (1908-1992), Saint François d'Assise. Photo : (c) Carole Parodi

La distribution est particulièrement homogène. Sans chercher à faire oublier tout à fait José van Dam, qui fit le rôle sien de sa création en 1983 jusqu’au milieu de la première décennie des années 2000, au point de la chanter dans le monde entier dans toutes les productions nouvelles, le baryton britannique Robin Adams campe un François d’Assise solide et fragile à la fois, profondément humain. Humble et énergique, d’une sérénité terrienne et d’une clairvoyance cosmique, son incarnation est stupéfiante de vérité, de grandeur d’âme, de profonde conviction. Sa voix est ferme, robuste, la ligne de chant parfaitement conduite, fusionnant avec une constante émotion certitudes et doutes, le timbre est lumineux, nuancé, les élans naturels. Cette fresque géante qu’est la partition de Messiaen est dominée par l’intériorité et la voix colorée intacte de Robin Adams. Ainsi que de l’Ange sublime de la magnifique soprano québécoise Claire de Sévigné, fine silhouette blanche à la voix d’une beauté irradiante, qui personnifie à la perfection cette apparition divinement solaire, une véritable merveille qui illumine la production entière. Dans le rôle du Lépreux, le ténor tchèque Aleš Briscein a les justes accents de détresse et d’angoisse qui précède sa miraculeuse guérison qui suscite en lui une franche et rayonnante exaltation. Autour d’eux, la présence des premiers frères mineurs, compagnons de saint François, sont parfaitement tenus, par l’excellent baryton turc Kartal Karagedik en frère Léon, le ténor états-unien Jason Bridges en frère Massée, le ténor italien Omar Mancini inénarrable en frère Elie râleur invétéré, la basse états-unienne William Meinert (frère Bernard), la basse guadeloupéenne Joé Bertili (frère Sylvestre) et le baryton marocain Anas Séguin (frère Ruffin).

Bruno Serrou

L’orchestre de Saint François d'Assise d’Olivier Messiaen (119 musiciens) : 3 piccolos, 3 flûtes, flûte en sol, 3 hautbois, cor anglais, 2 petites clarinettes en mi bémol, 3 clarinettes en si bémol, clarinette basse, clarinette contrebasse, 3 bassons, contrebasson - trompette piccolo en ré, 3 trompettes en ut, 6 cors en fa, 3 trombones, 2 tubas, tuba contrebasse - claviers (xylophone, xylorimba, marimba, glockenspiel, vibraphone) - 3 ondes Martenot - 5 percussionnistes (2 jeux de cloches tubes, 5 claves, héliophone, caisse claire, 3 triangles, 6 temple blocks, très petite cymbale, petite cymbale, 2 cymbales suspendues, grande cymbale suspendue, woodblock, fouet, 1 paire de maracas, reco-reco, glass chimes, shell chimes, wood chimes, tambour de basque, 3 gongs, crotales, tom moyen, tom grave, 3 tams-tams, tôle, géophone, grosse caisse) - cordes (16, 16, 14, 12, 10) 

Le chœur de Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen (150 chanteurs) : 15 premiers sopranos, 15 seconds sopranos, 15 mezzo-sopranos, 15 premier contraltos, 15 seconds contraltos, 15 premiers ténors, 15 seconds ténors, 15 barytons, 15 premières basses, 15 secondes basses

samedi 13 avril 2024

Enthousiasmante Médée de Marc-Antoine Charpentier à l’Opéra de Paris de William Christie et David McVicar

Paris. Opéra de Paris Garnier. Mercredi 10 avril 2024 

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Médée. Lea Desandre (Médée). Photo : (c) Elisa Haberer

Trois semaines après la tragédie biblique David et Jonathas de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) au Théâtre des Champs-Elysées (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/03/les-somptueuses-ombres-portees-de-david.html), l’Opéra de Paris présente une nouvelle production de son unique tragédie lyrique, Médée, après trois cents ans d'absence à son affiche.

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Médée. Reinoud Van Mechelen (Jason), Laurent Naouri (Créon), Ana Vieira Leite (Créuse). Photo : (c) Elisa Haberer

Première représentation le 10 avril (1) d’une production de Médée de Marc-Antoine Charpentier née à Londres en 2013 faisant sa première apparition à l’Opéra de Paris Garnier avivée au cordeau par William Christie et ses Arts florissants, avec une excellente distribution menée par une impressionnante Lea Desandre, Médée féline et intense, un Jason puissant de Reinoud Van Mechelen, et un Laurent Naouri en grande forme. La partition de Marc-Antoine Charpentier est passionnante, la musique est continue, avec des recitativo cantando variés et coulant avec naturel, des ensembles (duos, trios, etc.) et des chœurs d’une grande maîtrise, mais elle est hélas plombée par un excès de ballets, très longs et fastidieux, obéissant ainsi à la règle du genre établie par le grand rival du compositeur francilien, Jean-Baptiste Lully mort six ans avant la création de Médée. La belle mise en scène de David McVicar situe l’action dans un château anglais du XVIIe siècle transformé en QG inter armes des troupes Alliées de la Seconde Guerre mondiale.

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Médée. Photo : (c) Elisa Haberer

Chanté par Ovide, Euripide, Sénèque dans l’Antiquité gréco-romaine, puis par Jean-Bastier de La Péruse, Pierre et Thomas Corneille, Franz Grillparzer, Catulle Mendès, Jean Anouilh, Heiner Müller ou Christa Wolf, mais aussi par peintres, chorégraphes, cinéastes, le mythe de Médée est l’un des plus significatifs de la tradition occidentale. Sorcière infanticide et régicide, la princesse de Colchide épouse de Jason l’Argonaute est à la source de ce que la psychanalyse freudienne dénomme le complexe de Médée qui décrit la femme abandonnée par son mari réduisant leurs enfants à des objets de vengeance dans le désir inconscient de castrer le père en lui arrachant le sujet de son désir, motif de sa fierté.

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Médée. Gordon Bintner (Oronte). Photo : (c) Elisa Haberer

Des nombreux opéras qu’a inspirés ce mythe venu de la Grèce antique jusqu’à nos jours (de Jean-François Salomon en 1713 jusqu’à Pascal Dusapin en 1992 et Michèle Reverdy en 2003), la Médée de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) créée en 1693 Académie royale de Musique est l’un des tout premiers. C’est cette tragédie lyrique en cinq actes que l’Opéra de Paris a confiée à William Christie et à ses Arts florissants, ensemble qui tire son nom de l’idylle éponyme de l’auteur de Médée, dans une mise en scène d’une grande élégance de David McVicar certes actualisée mais d’une impressionnante efficacité au service de ce personnage au caractère singulièrement sanguin. Le livret de Thomas Corneille (1625-1709), frère du dramaturge Pierre Corneille, réduit efficacement l’action : la princesse de Colchide, pour se venger de la trahison de son mari Jason, prince de Thessalie, ensorcelle ses adversaires, offre une robe empoisonnée à sa rivale, Créuse, fille de Créon roi de Corinthe qui lui a donné l’asile mais qu’elle voue à la folie, tue ses propres enfants pour jouir de l’incommensurable détresse de son infidèle époux. Jugée plus italienne que française d’inspiration, cette partition déplut au public parisien au point de ne tenir qu’une dizaine de représentations entre décembre 1693 et mars 1694, et une seule reprise à Lille en 1700, et il faudra attendre 1984, année de la parution de la première discographique de l’œuvre par les Arts florissants et William Christie pour que la partition soit retrouve la scène à l’Opéra de Lyon, dirigée par Michel Corboz et mise en scène par Robert Wilson, production présentée à Paris dans la foulée au Festival d’Automne. Pour ma part, je me souviens d’une exécution concertante le 15 novembre 1989 au Théâtre du Chatelet où je travaillais alors par William Christie et Les Arts florissants, avec Brigitte Bellamy en Médée) et Howard Crook en Jason.

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Médée. Laurent Naouri (Créon), Lea Desandre (Médée). Photo : (c) Elisa Haberer

Douze ans après la proposition ratée présentée au Théâtre des Champs-Elysées par Pierre Audi dans une scénographie hideuse de Jonathan Meese, avec le Concert d’Astrée et Emmanuelle Haïm, ainsi  que les décevants Michèle Losier (Médée) et Anders Dahlin (Jason), l’Opéra de Paris présente une Médée de haut vol. Il ne s’agit cependant pas d’une nouveauté, si ce n’est intra-muros, mais d’une reprise de la réalisation de David McVicar créée le 15 janvier 2013 à Londres, English National Opera, reprise en 2019 par le Grand Théâtre de Genève. Le metteur en scène écossais situe l’action au Royaume-Uni à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans les murs d’un château du XVIIe siècle qui pourrait tout aussi bien être celui de Versailles, dont les salons sont fréquentés par les hauts gradés des forces Alliées peu avant les négociations de paix. Remarquablement éclairée par la Britannique Paule Constable, la scénographie de l’Ecossaise Bunny Christie est d’une exceptionnelle élégance, autant le décor, grandiose, que les costumes (uniformes interarmes, habits, robes) superbement taillés. La chorégraphie de la Britannique Lynne Page reprise pour l’occasion par Gemma Payne, a beau ne pas être invasive, respectant une certaine distanciation, les ballets qui traînent en longueur malgré la musique flamboyante de Charpentier, réfrènent à l’excès la narration et l’évolution de la tragédie, même si l’on sait que le genre « tragédie lyrique » à la française rende l’exercice obligatoire. La direction d’acteur de David McVicar est d’une rigueur, d’une dynamique et d’une efficacité plus que théâtrale, quasi cinématographique, et l’on est ébloui par la performance réalisée par la titulaire du rôle-titre, d’une souplesse, d’une présence, d’une énergique confondante, qui rejaillit sur l’ensemble de l’équipe de chanteurs qui l’entoure, tous servant à la perfection les beaux ensembles, du duo aux chœurs, ménagés par le compositeur. Les dix-neuf chanteurs réunis pour les vingt-six rôles requis par la partition sont dans vaillamment tenus. La mezzo-soprano franco-italienne Lea Desandre est un vrai fauve, vive, rageuse, bouillonnante, voix ardente et féline ce qui lui permet de camper une magicienne Médée terrifiante de violence. La voix est souple, solaire, à l’instar de celle de la soprano Ana Vieira Leite, Créuse (et premier fantôme) idéale au timbre rayonnant et sensuel, Laurent Naouri campe un impressionnant généralissime Créon qui finit torse-nu et en slip, le baryton-basse canadien Gordon Bintner, malgré son accent anglais, impressionne en officier de l'armée de l'air Oronte, le ténor belge Reinoud Van Mechelen est un commandant de marine Jason aussi puissant que séduisant, la soprano française Elodie Fonnard une confidente Cléone éperdue. Emmanuelle De Negri (Nérine, également coach linguistique de la production) éblouit par sa diction idéale, Lisandro Abadie (Arcas), Julie Roset (l’Amour, première captive) aux aigus ensorcelants complètent remarquablement une distribution qui ne souffre d’aucune faiblesse, jusqu’au rôle le plus court.

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Médée. Lea Desandre (Médée). Photo : (c) Elisa Haberer

Le chœur, sur le plateau, et l’orchestre, dans la fosse, Les Arts florissants excellent dans cette œuvre qu’ils connaissent à la perfection, d’autant plus sous la direction précise, élégante et enthousiasmante de leur fondateur, William Christie, qui fêtera ses 80 ans le 19 décembre prochain et qui les a dédiés à la défense et à l’illustration de la musique du compositeur francilien, Marc-Antoine Charpentier, en leur donnant le nom de l’un de ses ouvrages lyriques en huit parties vocales et quatre instrumentales composé en 1685-1686 pour la duchesse de Guise Marie de Lorraine et avec qui il a gravé voilà tout juste quarante ans le premier enregistrement mondial de Médée

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 11 mai 2024 


jeudi 4 avril 2024

L’Orchestre de Paris, de retour des Etats-Unis, retrouvait cette semaine Christoph Eschenbach dans un programme peu couru réunissant Brahms, Bruch et Schönberg

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 3 avril 2024 

Christoph Eschenbach. Photo : DR

Concert sortant de l’ordinaire que celui proposé cette semaine par l’Orchestre de Paris, qui, dirigé par l’un de ses ex-directeurs musicaux, Christoph Eschenbach, retouvait sa salle après trois semaines de tournée aux Etats-Unis, dans un programme réunissant le méconnu Double Concerto pour clarinette et alto de Max Bruch, et l’orchestration d’Arnold Schönberg du Quatuor pour piano et cordes n° 1 de Johannes Brahms, judicieusement interprétée comme s’il s’était agi de la Symphonie n° 5 du maître de Hambourg. L’originalité de ce programme fait d’autant plus regretter qu’une partie du public se soit sentie peu concernée par le concert, ne cessant de jouer et d’échanger des messages avec des smartphones, malgré les rappels à l’ordre du personnel de la Philharmonie. 

David Gaillard (alto), Pascal Moraguès (clarinette), Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce sont donc deux œuvres rares que l’Orchestre de Paris a réunies cette semaine de deux (voire trois) compositeurs allemands nés dans les années 130 parmi les plus courus des salles de concerts. Max Bruch (1838-1920) et Johannes Brahms (1833-1897), le second dans une partition chambriste orchestrée par un Viennois ayant vécu et travaillé à Berlin, Arnold Schönberg (1874-1951). C’est avec le Concerto pour clarinette, alto et orchestre en mi mineur op. 88 que s’est ouvert le concert. Célèbre pour deux œuvres, le Concerto pour violon et orchestre n° 1 op. 26 (1865-1867) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/04/le-belgian-national-orchestra.html), la Fantaisie écossaise pour violon, orchestre et harpe op. 46 (1879-1880) et le célèbre Kol Nidrei pour violoncelle et orchestre op. 47 (1880-1881), Max Bruch est en fait un compositeur prolifique, ces deux œuvres étant autant d’arbres cachant une forêt. Le Double Concerto en mi mineur op. 88 a été composé en 1911 et créé le 5 mars de l’année suivante dans la base navale de Wilhelmshaven puis le 3 décembre 1913 au Conservatoire de Berlin par le fils du compositeur, le clarinettiste Max Felix Bruch, et l’altiste Willy Hess. Il s’agit d’une œuvre de la maturité de Bruch, alors âgé de 73 ans, qui s’inscrit dans la tradition baroque du concerto pour plusieurs instruments, tandis qu’en ces années-là la musique creusait des voies nouvelles, entre deux pôles, Schönberg et son école d’une part et Stravinski de l’autre. Tant et si bien que ce concerto ne sera dévoilé au public qu’en 1942, soit plus de vingt ans après la mort de l’auteur. Ecrit pour un orchestre de deux flûtes, deux hautbois, un cor anglais, deux clarinettes, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, timbales et les cordes, s’ouvrant par un Andante con moto suivi de deux Allegro, le premier marqué Moderato, le second Molto, l’œuvre, qui va s’accélérant de mouvement en mouvement, les deux premiers ayant caractère introspectif qui rappelle les pages pour clarinette de Brahms, a des couleurs bien spécifiques avec ses deux instruments solistes aux sonorités typiques et bien caractérisées, l’un brillant, ardent, chaleureux, l’autre feutré, sombre, d’une douceur exquise. Jouant en parfaite connivence, suscitant un plaisir autant à écouter qu’à regarder jouer, Pascal Moraguès, première clarinette solo de l’Orchestre de Paris, et son confrère David Gaillard, premier alto solo, ont donné de cette œuvre une interprétation lumineuse et vivifiante, dans un dialogue enrichi des harmonies délicates et tendres de l’orchestre dont ils sont membres, tandis que Christoph Eschenbach semblait se régaler de cette joute aux élans délicats.

Christoph Eschenbach, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Œuvre de Brahms de trois quarts d’heure, le Quatuor pour piano et cordes en sol mineur op. 25, commencé en 1856 et achevé en 1861 en même temps que le Quatuor op. 26 pour la même formation, sera orchestré soixante-quinze ans plus tard par Schönberg, entre mai et septembre 1937. Composée à Hamm, ville voisine de Hambourg, le quatuor a été créé le 16 novembre 1861 à Hambourg avec Clara Schumann au piano. L’année suivante, Brahms inscrivait cette œuvre au programme de son premier concert public viennois comme pianiste, en compagnie de trois des membres du Quatuor Hellmesberger. Onze ans plus tard, constatant combien la partition avait de résonance auprès du public et des musiciens, particulièrement par le biais de l’éblouissant finale Rondo alla zingarese, Brahms en réalisa une version pour piano à quatre mains. Œuvre au lyrisme opulent et au matériau thématique foisonnant, le Quatuor op. 25 est empli d’énergie, y compris l’Andante con moto, en dépit de la sérénité de sa première partie mais qui, avec son tempo allant croissant, se conclut dans une atmosphère fantasque pour déboucher sur le finale aux élans proprement jubilatoires.

Christoph Eschenbach, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Schönberg vouait une admiration sans borne pour Johannes Brahms, comme il l’a notamment relevé dans une série de conférences Brahms the Progressive (Brahms le Progressiste) prononcées entre 1934 et 1947 qu’il réunira dans un livre publié en 1948. Il y qualifie son aîné de protagoniste d’une esthétique tournée vers l’avenir qui, malgré son attrait pour le classicisme et le premier romantisme, a ouvert la voie à la « variation continue » développée par la musique nouvelle. « Le but de cet essai, y précise-t-il, est de prouver que Brahms, le classique, l’académicien, était un grand novateur dans le domaine du langage musical et qu’en vérité il était un grand progressiste ». A l’époque de la rédaction de ces lignes, il s’agissait pour Schönberg d’une thèse d’essence provocatrice puisqu’à cette époque-là Brahms était considéré comme un classique et un ’’conservateur’’ traditionnaliste. Schönberg a étayé sa démonstration en rappelant que Brahms a spontanément accepté la proposition du chef allemand exilé comme lui en Californie depuis 1934, Otto Klemperer, d’orchestrer le Quatuor en 1937. Klemperer en dirigera la création à la tête du Los Angeles Philharmonic Orchestra le 7 mai 1938, tandis que le chorégraphe George Balanchine en tirera un ballet pour sa compagnie du New York City Ballet intitulé Brahms-Schoenberg Quartet qui sera créé au New York State Theater le 21 avril 1966. Peu après la première, Schönberg confia ses motivations dans une lettre adressée au critique musical du San Francisco Chronicle en ces termes : « Mes raisons : 1. J’aime l’œuvre. 2. Elle est rarement jouée. 3. Elle est toujours très mal jouée, car plus le pianiste est bon, plus il joue fort, et on n’entend rien aux cordes. Je voulais réussir une fois à tout entendre, et j’y suis parvenu. / Mes intentions : 1. Rester strictement dans le style de Brahms et ne pas aller plus loin qu’il ne serait lui-même allé s’il vivait encore. 2. Observer strictement toutes les règles que Brahms observait. » Tout en respectant les intentions de Brahms, au point de qualifier lui-même son arrangement de Cinquième Symphonie de Brahms, Schönberg met en jeu un orchestre un peu plus fourni que l’aurait fait son modèle, convoquant trois flûtes (la troisième jouant aussi le piccolo), trois hautbois (le troisième aussi cor anglais), deux clarinettes (la deuxième aussi clarinette basse), petite clarinette, deux bassons, contrebasson, quatre cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, trois percussionnistes et cordes (16-14-12-10). Dirigé avec souplesse par Christoph Eschenbach, qui semblait vouloir laisser les musiciens chanter librement, l’Orchestre de Paris a donné de cette œuvre orchestrée avec un respect infini par Schönberg un tour proprement brahmsien, les longues phrases typiques du compositeur hambourgeois respirant large et flexible, dans le souffle, avec des harmonies amples et sombres, résonant comme si le son émergeait de timbales, ce qui fait la particularité de la création brahmsienne.  

 Bruno Serrou