mercredi 21 novembre 2012

Le premier des quatre concerts Beethoven/Boulez/Schönberg du Quatuor Diotima pour ProQuartet affirme ses affinités avec les 20e et 21e siècles

Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, lundi 19 novembre 2012 

 Quatuor Diotima : YunPeng Zhao, Guillaume Latour, Franck Chevalier et Pierre Morlet (de haut en bas). Photo : (c) Daanaka - Marion Gravrand, ProQuartet

A l’instar du festival qu’Elisabeth Sprague Coolidge, mécène de la musique de chambre commanditaire des deux derniers quatuors à cordes d’Arnold Schönberg (1874-1951), organisa pour les étudiants de l’Université de Californie à Los Angeles à l’occasion de la création de l’ultime quatuor à cordes du maître de la Seconde Ecole de Vienne en janvier 1937, l’association ProQuartet-CEMC pour la promotion du quatuor à cordes et de la musique de chambre propose à Paris jusqu’au 10 décembre au Théâtre des Bouffes du Nord quatre concerts consacrés à l’intégrale des quatuors à cordes à numéro d’opus du même Schönberg mis en résonance avec les quatre derniers quatuors à cordes de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Si ajoute le Livre pour quatuor de Pierre Boulez (né en 1925), l’un des grands héritiers des deux compositeurs dont les cinq formants achevés et dûment révisés pour l’occasion ponctuent chacune des soirées.

Douze ans après l’avoir fait avec le Quatuor Parisii (1), qui l’a repris en 2010 au Festival Messiaen au pays de La Meije, Georges Zeisel, directeur-fondateur de ProQuartet a confié au Quatuor Diotima ce Livre pour quatuor déjà légendaire que Pierre Boulez a conçu à l’âge de 23 ans, avant de le remanier en 1955 puis de le réviser quarante-cinq ans plus tard et de lui porter de nouvelles corrections en 2011-2012 dans la perspective de la présente série de concerts commencée lundi.


Pierre Boulez retravaillant à l'IRCAM son Livre pour quatuor avec deux des membres du Quatuor Diotima : Franck Chevalier (alto) et Guillaume Latour (second violon). Photo : (c) Daanaka - Marion Gravrand, ProQuartet


Composé pour l’essentiel entre mars 1948 et juillet 1949, le Livre pour quatuor de Pierre Boulez comptait à l’origine six mouvements, ou plus précisément trois paires de mouvements (I-II, III-V et IV-VI), en fait une série de « feuillets » plutôt que des mouvements, comme si ces derniers avaient implosé tant la forme est morcelée, mais d’une très grande difficulté technique due à la diversité des séries de structures rythmiques plus ou moins complexes, reprises telles quelles ou transformées selon des procédés mis au point par Olivier Messiaen et agencés polyphoniquement, soit librement soit sous la forme de canons rythmiques, tandis que l’écriture dodécaphonique, qui n’a pour mission que d’agrémenter les structures rythmiques, dérive de celle d’Alban Berg (1885-1935) dans la Suite lyrique, avec une série principale (mouvements I, II et VI) et une série dérivée (III et V). Ces feuillets, qui intègrent le rythme à la polyphonie (Boulez), peuvent être joués indifféremment dans leur continuité, dans le désordre ou par fragments séparés. La partition a été imprimée en 1958, sans indication métronomique puis publiée en 1960 dans une version complétée. La première exécution des mouvements I a, I b et II a été donnée au Festival de Donaueschingen par le Quatuor Marschner le 15 octobre 1955, les V et VI le 9 septembre 1961 à Darmstadt par le Quatuor Hermann, les III a, III b et III c le 8 juillet 1962, toujours à Darmstadt mais par le Quatuor Parrenin (2), tandis que la première intégrale a été présentée le 31 mars 1985 par le Quatuor Arditti. Le titre Livre se réfère à Mallarmé, l’un des poètes favoris du compositeur, et indique que les mouvements forment autant de « chapitres » détachables pouvant être joués séparément. Dans son texte de présentation de l’enregistrement des Parisii, Jean-Louis Leleu relève que dans l’un des manuscrits conservés à la Fondation Paul Sacher à Bâle, les mouvements portent chacun un titre : I a est intitulé Variation, I b Mouvement, II Développement, III a Mutations : éclats, III b Mutations : fragments, III c Mutations : état, V Mutations : échange, et VI  Partition, III et V faisant office de mouvements lents.

Bien qu’il l’ait fait éditer en 1960, Boulez a très tôt considéré la partition du Livre injouable au point qu’elle devait être retravaillée afin que l’œuvre soit compatible avec l’exécution par un quatuor, notamment la métrique, toujours irrégulière. Dès la fin des années 1960, il remit donc le Livre sur le métier, mais pour en réaliser une transcription pour orchestre à cordes (Livre pour cordes), dont seuls les formants I a et I b ont été menés à bien en 1968. 


Arnold Schönberg en 1907. Photo : DR


Quoique extrêmement développé – une cinquantaine de minutes, à l’instar du Quatuor en ré majeur de 1897 de Schönberg –, le Livre pour quatuor de Pierre Boulez doit davantage à Anton Webern (1883-1945) qu’à Arnold Schönberg. En février 1952 en effet, Boulez publiait dans la revue The Score un article qui, sous le titre Schönberg est mort, a fait grand bruit. « Nous nous trouvions alors sept mois après la mort du compositeur, me disait Boulez en 1990. Tout le monde a retenu le titre sans s’être donné la peine de lire l’article. Je voulais simplement dire à l’époque qu’il était inutile de continuer dans la même direction que Schönberg. Ce qu’il avait fait lui était spécifique. Je trouvais que son itinéraire offrait une plage plus intéressante que les autres. En tout cas, je pensais qu’il était inutile de l’imiter servilement, que ce n’était pas en se comportant comme un disciple ou un épigone que l’on arriverait à faire avancer la musique. C’est tout ce que je voulais dire : Schönberg est mort ; au revoir. Désormais, il faut se débrouiller seul ! » Et lorsque je lui rappelais qu’au même moment il défendait Webern sans réserve, écrivant notamment que son œuvre était « devenue LE seuil » de la musique moderne, il me précisait : « J’ajoutais plus loin qu’il fallait aussi "écarteler son visage". Ce n’est pas très gentil non plus ! C’est une opération douloureuse ; il faut passer à travers... Je tenais donc un peu le même raisonnement que pour Schönberg. J’ai développé ce type de discours pour tous les compositeurs, y compris ceux que j’ai le plus aimés. J’ai notamment dit de Stravinsky : "Attention ! Stravinsky demeure... mais il faut aller au-delà." » Si les quatuors de Schönberg sont des œuvres foisonnantes et exigeantes qui sont encore loin d’être assimilées par le grand public mélomane, cela est également toujours vrai pour les derniers quatuors de Beethoven, pourtant composés entre 1823 et 1826, soit bientôt deux cents ans... « Si la Neuvième de Beethoven fait toujours un tabac, les derniers quatuors laissent encore certains auditoires perplexes, constate Boulez. Je trouve qu’un compositeur doit avoir le droit de concevoir des œuvres à plusieurs étages, des œuvres plus directes, des œuvres moins directes, des œuvres de réflexion, des œuvres au contraire de don, etc. Alors que le vocabulaire est neuf, la tournure de pensée est nouvelle, d’aucuns disent “Oh, il n’y a pas d’expression”. Mais c’est une vieille lune ! (…) Dans ses derniers quatuors, Beethoven, à partir d’un motif de quatre ou six sons, arrive à faire des choses formidables ; (et dans ses) quatuors, Béla Bartók s’est nourri de ceux de Beethoven. »


Portrait de Beethoven peint en 1823 par Ferdinand Georg Waldmueller. Photo : DR


Pierre Boulez a retravaillé son Livre avec le Quatuor Diotima au cours de plusieurs séances de travail à l’IRCAM durant lesquelles les instrumentistes ont formulé des suggestions au compositeur, qui les a incités à relever les aspects inutilement complexes de la partition, notamment sur le plan rythmique. Sous leurs archets, les formants I a et I b du mouvement initial d’une durée totale de sept minutes ont admirablement sonné, acquérant une légèreté, une élasticité naturelle au point de susciter un immense plaisir de l’écoute, une ductilité sonore confinant l’œuvre dans un classicisme insoupçonné. En revanche, leur Quatuor à cordes n° 12 en mi bémol majeur op. 127 que Beethoven composa en  1823-1824, immédiatement après la Neuvième Symphonie, n’a pas convaincu. Il y manquait en effet cette élévation spirituelle, ce lyrisme chaleureux, les clameurs de la nature qui font la spécificité du premier des quatre quatuors à cordes de la dernière maturité beethovenienne. Plus gênant encore, les approximations du premier violon, à l’archet un peu lourd et aux notes pas toujours justes, ainsi que de petits décalages entre les deux violons, le premier manquant étonnamment de luminosité et de carnation. Le Quatuor Diotima s’est largement rattrapé dans le Quatuor à cordes n° 1 en ré mineur op. 7 que Schönberg composa entre l’été 1904 et septembre 1905 dont la création le 5 février 1907 à Vienne par le Quatuor Rosé fut des plus houleuses. Dans cette œuvre de trois quarts d’heure en quatre mouvements traditionnels fondus en un seul et étroitement imbriqués les uns dans les autres donnant ainsi à l’œuvre la dimension d’un poème symphonique sur le modèle du Quatuor op. 131 de Beethoven, les Diotima ont exalté la densité polyphonique, la richesse du matériau thématique en magnifiant la continuité, la complexité du langage harmonique tout en lui donnant une fluidité exemplaire instillant une force expressive, une sensualité singulièrement communicative qui a confiné la partition à un lyrisme conquérant. Schönberg est enfin devenu un classique…

Bruno Serrou

1) Le témoignage de ces concerts est disponible sur CD M10 Assai
2) L’enregistrement de cette création a été reporté sur disque en 1996 par Col legno dans le premier volume de l’édition 50 Jahre Neue Musik in Darmstadt. Les Parrenin en ont enregistré en studio les parties III a, b, c (CD Sony Classical)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire