jeudi 30 mai 2013

Christoph Eschenbach et Matthias Goerne imposent à Paris l’une des symphonies les plus bouleversantes de la seconde moitié du 20e siècle, la 9e «Gesangszene» de Karl Amadeus Hartmann

Paris, Salle Pleyel, mercredi 29 mai 2013

Christoph Eschenbach. Photo : DR

Programme d’une gravité hors du commun cette semaine à l’Orchestre de Paris, avec deux œuvres des plus douloureuses et pessimistes d’autant de compositeurs, l’un allemand l’autre russe, nées dans des contextes différents mais tout aussi désespérés, universel pour l’un, la Symphonie n° 9 « Gesangszene » (Scène chantée) de Karl Amadeus Hartmann (1905-1963), personnel pour l’autre, la Symphonie n° 5 de Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893).


Karl Amadeus Hartmann (1905-1963). Photo : DR

Les compositeurs jugés non-aryens n’ont pas été les seules victimes de la vindicte des sbires du IIIe Reich. Il suffisait aussi d’être jugé comme porteur d’un langage « élitiste », complexe ou estimé incompréhensible pour être voué au silence, à l’interdit, voire à la disparition pure et simple. Certains choisirent de s’exclure d’eux-mêmes de la vie artistique, se condamnant au silence, et n’apparaissant plus en public. S’il s’en est trouvé pour fuir la terre natale, c’est principalement parmi les interprètes, notamment la famille Busch ou Erich Kleiber, les compositeurs non-juifs attendant plus longtemps, à l’instar de Paul Hindemith.

Mais si d’aucuns sont restés, essayant avec plus ou moins de réussite à se faire jouer, les médiocres se sont imposés, jouant la carte du nouveau régime, qui n’avait d’autre choix que de les faire travailler pour cause d’éradication systématique des meilleurs éléments. Seule exception, Richard Strauss, figure emblématique du compositeur allemand vivant universellement célébré, contrairement au besogneux Hans Pfiztner, son exact contemporain, ou à l’opportuniste Carl Orff, encore jeune mais politiquement engagé dans un processus qui ne l’honorera guère et dont la musique primitive et aux instincts tribaux allait s’imposer au monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Peu sont partis, et si Webern est resté, bien difficile de parier sur ce qu’aurait fait Berg s’il avait vécu l’Anschluß. C’est pourquoi le cas d’espèce que constitue chez les compositeurs Karl Amadeus Hartmann reste un modèle de comportement humain face à la barbarie. Né le 2 août 1905 à Munich, où il mourra le 5 décembre 1963, travailleur lent et consciencieux, il se retira de la vie musicale pendant les années de guerre, avant de ré-émerger pour fonder les célèbres séries de concerts Musica Viva dans sa ville natale, dans le but de faire connaître la musique contemporaine, tout en développant sa propre création, avec ses racines chez Bartók et la Seconde Ecole de Vienne. Elève de Joseph Haas, Hermann Scherchen et, brièvement, d’Anton Webern (1942), marqué par l’héritage de Max Reger, Gustav Mahler et Alban Berg, Hartmann a résisté au dodécaphonisme pour cultiver un style hautement personnel et profondément expressif, d’une force irrésistible et d’une grande intériorité.

Ce grand symphoniste reste, un demi-siècle après sa mort, encore méconnu hors d’Allemagne. Pourtant, musicien engagé, il a joué un rôle essentiel dans la vie musicale de son pays. Pacifiste dans l’âme, sa pensée se trouve concentrée dans son unique opéra Simplicius Simplicissimus, composé en 1934-1935 d’après le texte éponyme de Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen (1622-1676) qu’il révisera en 1955 et dont il donnera la création à Mannheim en 1956 sous son titre définitif de Simplicius Simplicissimus Jugend. Hartmann haïssait tous les extrémismes, aussi bien le nazisme que le communisme. Pourtant, même pendant la guerre, il ne quitta pas Munich. En novembre 1923, il avait été le témoin du putsch manqué de Hitler et de son court séjour dans les geôles de la métropole bavaroise, puis de la montée inéluctable du nazisme. A propos de l’arrivée de Hitler au pouvoir, il écrira : « En cette année 1933, je me suis dit que la liberté serait victorieuse, même si nous devons être anéantis… » Ce qui témoigne de la volonté de résistance de Hartmann affirmée dès les premiers instants de la dictature qui ne faiblira jamais. Une résistance d’autant plus admirable qu’elle sera vécue de l’intérieur. Dans sa création convergent des musiques condamnées par le régime nazi, chants hébraïques, hymnes révolutionnaires bolchéviques, dans le Concerto funèbre, des thèmes et des motifs recueillis chez Gustav Mahler, Alban Berg ou Anton Webern. C’est de cette façon qu’il a rendu hommage plusieurs fois à un musicien que son engagement pour la paix a conduit à l’exile, Béla Bartók.

L’Orchestre de Paris aura finalement été la seule phalange symphonique à rendre hommage à ce grand compositeur bavarois à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, en inscrivant à son répertoire son œuvre ultime qu’il laissa inachevée à sa mort, la Gesangszene pour baryton et orchestre, qui constitue sa neuvième symphonie. Hartmann a porté son dévolu pour ce bouleversant monologue de plus de vingt-cinq minutes sur des extraits traduits en allemand de Sodome et Gomorrhe que le dramaturge français Jean Giraudoux (1882-1944) écrivit pendant l’Occupation et qui sera la dernière pièce créée de son vivant, tandis que Hartmann n’entendra jamais sa propre partition.

Commencée en 1962, au début de la guerre froide dans la vision apocalyptique de Giraudoux, qui suggère la folie démoniaque qui habite tous les bâtisseurs d’empires qui n’apprennent jamais les leçons de leurs prédécesseurs, la Gesangszene reflète les constantes préoccupations de Hartmann face à la folie des hommes de bâtir un empire. Hartmann avait résisté au régime nazi dans les années 1930 et 1940, et avait été témoin du développement d'autres violences. La dernière strophe, restée sans musique à la mort de Hartmann, est parlée a capella. L’œuvre a été créée à Francfort le 12 Novembre 1964, quelques mois après la mort de Hartmann, par Dietrich Fischer-Dieskau, pour qui la Scène chantée a été écrite, et l'Orchestre de la Hessischer Rundfunk sous la direction de Dean Dixon. Hartmann a construit son livret à partir du Prologue et de la deuxième scène de l’acte I, en excluant toute référence aux personnages du drame afin de donner à la tragédie du couple une dimension universelle, d’une humanité entière qui dévaste les trésors de la nature, mal mortel des empires, dont les maléfices font qu’il ne subsiste rien si ce n’est la faillite, un visage d’enfant crispé par la famine, une femme folle qui hurle, et la mort. L’œuvre se conclut sur les paroles terrifiantes lancées dans le vide, « C’est une des fins du monde ! La plus déplorable de toutes ! » 


Matthias Goerne. Photo : DR

Négligée pendant des années, cette œuvre bouleversante s’impose depuis peu, grâce notamment  Matthias Goerne. C’est donc tout naturellement que l’Orchestre de Paris a fait appel au grand baryton allemand pour l’entrée de l’œuvre de Hartmann à son répertoire. D’autant plus que ce concert était confié à son ancien directeur musical, Christoph Eschenbach, partenaire privilégié de Goerne dans le lied. Transfiguré par la présence des deux artistes allemands, la phalange parisienne a donné de la Gesangszene une interprétation hallucinante, d’une violence exacerbée, d’une urgence impitoyable. Un cri de douleur effroyable, trahissant une véritable déchirure de l’âme. Goerne incroyable de douleur, littéralement habité par le propos de Giraudoux, se battant contre la furia de l'orchestre dont il est sorti incroyablement vainqueur, émergeant sans faillir de ce flot tempétueux proche de l'ouragan. Le silence dans lequel se sont éteintes les dernières phrases dites alors que l'orchestre s’est tu à l'endroit où est mort Hartmann par un Goerne tordu de douleur lançant un appel qui reste éperdument dans le vide, Eschenbach laissant la baguette de chef tendue un long moment au bout de sa main droite, scotchant d’effroi un public qui découvrait l’œuvre.


Piotr Ilyitcch Tchaïkovski (1840-1893). Photo : DR

Beaucoup plus fréquentée, appartenant même au répertoire symphonique le plus populaire, la Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64 (1888) de Tchaïkovski donnée en seconde partie de programme a donné une unité réelle au concert. Le « destin » « sans espoir » que le compositeur peint dans cette partition est tout aussi sombre que celui de la plainte de Hartmann. Christoph Eschenbach en a donné une interprétation tendue comme un arc, sans répit ni respiration entre les mouvements, saisissant ainsi l’auditeur et les musiciens de l’Orchestre de Paris à la gorge. Virtuosité de l'orchestre, direction exaltée et exaltante, autant pour l'orchestre, qui a répondu avec force et conviction, que pour le public, cloué dans son siège. Dans le mouvement lent cependant, les arêtes se sont avérées un peu trop vives, ce qui n’est assurément pas un défaut, car cela a allégé l’œuvre de tout pathos. A souligner, de splendides solos de cor, basson, des deux clarinettes, de magnifiques traits d’altos et de violoncelles, précis dans la rythmique souvent complexe à réaliser.

Bruno Serrou


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