samedi 29 juin 2013

Deux personnalités dissemblables mais complémentaires, Jean-François Heisser et Jean-Frédéric Neuburger, ont donné une interprétation "diabolique" de Mantra de Karlheinz Stockhausen

Festival ManiFeste de l’IRCAM, CentQuatre, salle 200, vendredi 28 juin 2013

Jean-Frédéric Neuburger et Jean-François Heisser. Photo : (c) Bruno Serrou

Initiateur du sérialisme intégral (la série de Schönberg circonscrite aux hauteurs des douze sons de la gamme tempérée élargie à toutes les composantes de la musique : rythme, dynamique, timbre, durée, modes d’attaque etc.), promoteur de l’aléatoire (liberté plus ou moins surveillée laissée à l’interprète), inventeur de la musique électronique, Karlheinz Stockhausen, qui aurait eu 85 ans le 28 août prochain, portait à la fin de sa vie un regard serein sur la création, déclarant notamment : « La situation de la musique aujourd’hui, avec les minimalistes et autres néo-tonaux, m’amuse, car plus il y a de pluralisme, moins c’est inquiétant parce que le pluralisme est incapable d’engendrer de grandes découvertes artistiques, tandis que ces gens qui travaillent avec la méthode de simples collages se trompent parce que l’originalité reste toujours la qualité la plus digne de l’artiste. Je suis très content de savoir que de plus en plus de compositeurs déclarent d’abord penser au public en composant parce que plus ils le disent moins ils me dérangent. Seuls les artistes qui font des choses inouïes, indépendamment du public, sont inquiétants, parce que ce sont de vrais créateurs. Mais ce n’est malheureusement pas le moment aujourd’hui, pour eux. »

Karlheinz Stockhausen (1928-2007) aux manettes dans son Spherical Concert Hall durant l'Exposition universelle d'Osaka en 1970. Photo : (c) Archives Karlheinz Stockhausen, DR

Les années 1960 ont été pour Karlheinz Stockhausen (1928-2007) celles de l’exploration de l’électronique live (Mixtur pour orchestre et modulateur à anneau en 1964) et se sont conclues en apothéose avec le triomphe de sa grande sphère (Spherical Concert Hall) du pavillon allemand de l’Exposition Universelle d‘Osaka en 1970 qui reçut un million de spectateurs en cent quatre vingt jours. Le chef-d’œuvre de cette période est indubitablement Momente pour soprano, quatre groupes choraux et treize instrumentistes, où le concept de la forme momentanée est l’aboutissement « d’une volonté de composer des états et des processus à l’intérieur desquels chaque moment constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et à la totalité de l’œuvre ». Stockhausen est à cette époque considéré comme le magicien de la musique électronique. La décennie suivante s’ouvre sur une œuvre capitale, Mantra pour deux pianos, cymbales antiques, wood blocks - chaque pianiste étant doté d’une série chromatique de douze crotales et d’un Boku-sho (wood block japonais) - et modulateur à anneau. Une mélodie de treize notes et son renversement qui en est le moteur contient toutes les informations (types d’attaque du son, modes de jeu) sur le déploiement de l’œuvre en treize cycles sur plus d’une heure dix. Le concept de formule y fait son apparition. Une formule qui, ici, comprend quatre sections séparées par des silences, chacun des sons revêtant un caractère particulier : répétition régulière ; accent final ; normal ; appogiature autour d’une note centrale ; tremolo ; accord marqué, accent final ; liaison chromatique ; staccato ; répétition irrégulière en morse ; trilles ; oscillation initiale accentuée ; accord arpégé. Ces treize caractéristiques déterminent chacune un grand cycle à l’intérieur de la pièce, chacune des treize notes devenant à tour de rôle l’axe autour duquel se développent les formes d’augmentation.

La mélodie de treize notes et son renversement, moteurs de Mantra de Karlheinz Stockhausen

Mantra, qui suit Hymnen (1966-1967) et Stimmung (1968), marque une véritable césure dans l’évolution de Stockhausen. C’est en effet à partir de cette immense partition composée en 1970 qu’il initie un retour aux concepts classiques (harmonie, mélodie, thématique). Dans Mantra, il va jusqu’à réconcilier tous les styles pianistiques, de Schumann à Thelonious Monk en passant par Liszt, Debussy, Schönberg, Webern, Berg, Bartók, Messiaen, et les musiques extra-européennes. L’architecture, la richesse du matériau harmonique et mélodique, et, surtout, l’ingéniosité du projet formel annoncent l’évolution ultérieure de Stockhausen. Cette partition repose en effet sur une formule unique, répétée cent cinquante-six fois, sous toutes les formes possibles, s’amplifiant ou se comprimant.



Commandée par le Festival d’Edimbourg, cette œuvre d’une ampleur exceptionnelle, a été créée au Festival de Donaueschingen le 18 octobre 1970 par Aloys et Alfons Kontarsky, à qui Stockhausen destinait expressément Mantra, après une genèse rapide quoiqu’étalée dans le temps. En effet, début 1969, Stockhausen esquissait au cours d'un vol qui le conduisait à Los Angeles « une sorte de pièce de théâtre pour deux pianos » qu’il intitula Vision. En mars 1969, il commençait à travailler sur la partition, mais s’interrompit après avoir rédigé trois pages. En septembre, pendant un voyage en automobile entre Madison (Connecticut) et Boston, une mélodie vint à l’esprit de Stockhausen qu’il conçut avec l’idée de la déployer sur une longue échelle, pour une œuvre d’une soixantaine de minutes. Il nota sans attendre la mélodie sur le dos d’une enveloppe. Après avoir abandonné Vision, Stockhausen prit la mélodie qu'il avait griffonnée et traça le plan formel et le squelette de Mantra entre le 1er mai et le 20 Juin 1970 au cours de son séjour à Osaka. Puis il paracheva la partition en son domicile de Kürten d’une seule traite, entre le 10 Juillet et 18 Août de la même année. Les cymbales, instruments de culte parmi les plus anciens, appelant à la prière, invoquant le divin, accompagnant la mort, complètent et élargissent l’attaque et la résonance des sons du piano, et le relie ainsi au son sinusoïdal qui s’y ajoute à travers la modulation en anneaux, tandis que les Boku-sho (wood blocks), qui servaient à accompagner des invocations magiques et extatiques, acquièrent, par leur effet de signal, une fonction formelle structurant le discours. L’extrême orient, comme souvent chez Stockhausen, gouverne en effet l’œuvre entière. Le Mantra désigne de fait des formules magiques, des phrases sacrées qui, dans la tradition de la philosophie yogi indienne du tantrisme, dont l’idée-force est que « tout est un et chaque partie exerce une influence sur le tout », servent à exercer la concentration dans le but d’élargir la conscience et obtenir des forces spirituelles particulières. Le finale d’une rapidité à couper le souffle est une compression de l’ensemble de l’œuvre en un laps de temps extrêmement bref, toutes les augmentations et transpositions y étant rassemblées en quatre strates et à une vitesse considérable.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR

Jean-François Heisser a présenté avec sensibilité et clarté cette œuvre impressionnante au public venu en nombre assister à ce concert. Parmi les auditeurs, les stagiaires et étudiants de l’Académie de ManiFeste dont la présence a suscité l'intervention d’une traductrice anglophone, qui a réussi à traduire non sans brio dans le choix de ses mots et sa synthèse souvent elliptique du vocabulaire propre à la musique et à l’informatique, malgré un lapsus lors de la traduction de "Variations Diabelli" de Beethoven qui devint "Variations Diaboliques", ce qui déclencha l’hilarité générale et par trop bruyante, puis un déchaînement de termes toujours plus alambiqués et complexes à traduire utilisés par Heisser, au point que l’on a pu se demander s’il n’en rajoutait pas une couche dans l’accumulation de mots savants…

Au bout de trente-cinq minutes d’explications alternant français et anglais, Jean-François Heisser (second piano), et Jean-Frédéric Neuburger (premier piano) ont enfin donné le départ de l’exécution de l’œuvre impatiemment espérée. Une attente récompensée par une exécution au cordeau, les deux pianistes offrant une interprétation onirique et fruitée exaltée par un jeu d'une facilité diabolique, Heisser magnifiant davantage le son, les reliefs et les couleurs que Neuburger, plus clinique et contenu mais dont la rigueur a judicieusement servi d’assise au chant voluptueux de Heisser. Aussi dissemblables que complémentaires, les deux musiciens ont inscrit ce chef-d’œuvre du XXe siècle dans la tradition venue de Jean-Sébastien Bach tout en en soulignant le côté visionnaire qui reste encore d’une prégnante actualité.

Bruno Serrou

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