dimanche 2 juin 2013

Somptueux récital de Jean-Frédéric Neuburger à l’IRCAM plaçant en perspective la musique germanique d’aujourd’hui, Holliger et Platz, avec un grand romantique allemand, Schumann

Paris, IRCAM, Espace de projection, samedi 1er juin 2013

Jean-Frédéric Neuburger. Photo : DR

Pianiste parmi les plus doués de la jeune génération, lui-même compositeur, Jean-Frédéric Neuburger a peu l’occasion de se produire en public dans des programmes de musique contemporaine. C’est pourquoi la soirée d’hier aura constitué un véritable événement. Le deuxième concert de ManiFeste s’est déroulé dans l’enceinte de l’organisateur du festival, l’IRCAM. Il était dévolu au seul piano, et mettait en regard un compositeur emblématique du romantisme allemand, Robert Schumann, et deux de ses confrères d’aujourd’hui, le Suisse alémanique Heinz Holliger et l’Allemand Robert HP Platz.

Heinz Holliger (né en 1939). Photo : DR

Pour Heinz Holliger (né en 1939), le piano est un compagnon de jeunesse. Il aborda l’instrument dès sa prime enfance, à l’âge de 4 ans, avec sa mère comme premier professeur. Au Conservatoire de Paris, tout en étudiant le hautbois avec Pierre Pierlot, il devient à 19 ans l’élève d’Yvonne Lefébure, qui lui apprend qu’à l’instar du hautbois, le piano possède les aptitudes à la transcendance, pouvant être tout autant une voix, un chœur, ce qui le réjouit en tant qu’amoureux du chant qu’il pratique depuis son enfance au sein d’une maîtrise paroissiale de Berne, un cor, un violoncelle, un orchestre entier, ce qui le conforte dans son art de chef d’orchestre. Pourtant, en tant que compositeur, il n’a guère dédié de partitions à son premier instrument. Une Sonatine en 1958, les trois nocturnes réunis sous le titre Elis en 1969, les Chinderliecht (Kinderleicht - Kinderlicht) pour deux et quatre mains en 1993-1995, une Partita en 1999 et un Feuerwerklein « pour le Quatorze juillet » en 2012…

Dans la Partita pour piano, grande pièce de trente-deux minutes adossée aux grandes formes exaltées par Jean-Sébastien Bach, chaconne et fugue côtoient csardas et barcarolle. L’on n’y relève guère d’effets proprement pianistiques, abstraction faite d’un choral qui naît dans la résonance des fulgurances du Prélude - le chœur imaginaire en « Innere Stimme » est une sorte de fantôme de société disparue. Le clavier renvoie à l’exigence d’une musique non ornementale qui polarise son expression dans les relations des voix contrapuntiques. Dédiée à András Schiff, un proche de Holliger qui l’a créée à Berlin le 12 septembre 2001, cette partition repose sur le nom du pianiste hongrois dont les lettres apparaissent dans la triple fugue à trois voix, et agrège des éléments biographiques dont on décèle des bribes par l’intégration d’une Petite Csardas obstinée renvoyant à la nationalité de l’interprète, tandis que le titre et l’ensemble, Partita, évoque les œuvres de Jean-Sébastien Bach dont András Schiff est un interprète privilégié. Le lyrisme de la Barcarola qui suit le Prélude évoque gondoles et autres bateaux dont le nom allemand Schiff est la traduction, avec ses ondoiements caractéristiques, tandis que s’y glisse la figure chère à Holliger de Friedrich Hölderlin (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/un-pregnant-chef-duvre-de-la-fin-du-xxe.html) à travers l’hymne Mnémosyne (1803) et d’Arthur Rimbaud et son Bateau ivre (1871). Le premier des deux Intermezzi portant le titre Sphynxes pour Sch I et II, hommages à Robert Schumann, compositeur fétiche de Holliger, est emplie d’une musique fantomatique que l’interprète caresse littéralement en touchant les cordes du piano. La Petite Csardas obstinée s’adosse sur une ligne de basse inlassablement répétée usant des notes du nom de Schiff et sur laquelle la main droite dessine des rythmes asymétriques de danse diabolique dont les accents décalés rappellent Franz Liszt. 

Bien que le compositeur convienne de quelques longueurs à cette partition, il s’avère regrettable que Jean-Frédéric Neuburger n’ait pas donné l’intégralité de la Partita qui seule aurait permis de juger de la singularité de cette œuvre dont la durée est comparable aux grands pages pour clavier de Bach, aux sonates de Beethoven, Liszt et Boulez, voire aux Tableaux d’une Exposition de Moussorgski. Il a en effet manqué le second Intermezzo, hommage au Carnaval de Schumann, et, surtout, la monumentale Chaconne d’une grandeur dramatique qui conclut l’œuvre. Regrets d’autant plus prégnants que le jeune pianiste français a donné des quatre mouvements sélectionnés une interprétation d’une fluidité et d’une tenue exemplaires, instillant à ces pages noblesse, sensibilité et rigueur saisissantes.

Robert HP Platz (né en 1951). Photo : DR

Seconde œuvre contemporaine, commande de l’IRCAM et du Festival ECLAT de Stuttgart, les Branenwelten 6 (les Mondes des branes n° 6) de Robert HP Platz, œuvre pour piano et électronique composée en 2011-2012, créée à Stuttgart le 12 février 2012 et donnée hier en première audition française. Compositeur chef d’orchestre né à Baden-Baden en 1951, élève de Wolfgang Fortner à Fribourg-en-Brisgau, disciple de Karlheinz Stockhausen, ancien stagiaire du Cursus IRCAM en 1980, Platz a fondé en 1983 l’Ensemble Köln qu’il a dirigé jusqu’en 2001. Principalement axée sur la musique de chambre, d’ensembles ou pour la scène avec ou sans électronique, sa création compte également plusieurs partions dédiées au piano. Il envisage ses pièces comme les composants d’une même œuvre où prédomine un travail sur la spatialisation et une écriture fondée sur ce qu’il présente comme une « polyphonie de forme ». Branenwelten 6 embrasse tout un univers apparemment infini, dont l’onirisme envoûtant est galvanisé par une électronique discrète mais qui élargit considérablement le spectre sonore du piano et lui donne une résonance mystérieuse qui instille à l’œuvre une atmosphère fantastique ponctuée de moments d’une rare fébrilité et des sonorités surnaturelles au piano, avec effets percussifs, de timbres à peine perceptibles qui conduisent ces pages jusqu’à leur terme, en s’effaçant dans l’immensité de l’univers.

Jean-Frédéric Neuburger, authentique magicien des sons qui n’a pas l’air de toucher à son clavier tant il reste maître imperturbable de son jeu, le corps comme détaché du monde, entre jusqu’au plus secret du timbre, donnant à la partition de Platz une unité et une ampleur qui lui procurent le tour d’un véritable poème pour piano qui saisit le corps et l’esprit de l’auditeur pour un voyage en apesanteur d’un trop court quart d’heure.

Robert Schumann (1810-1856) et, au piano, son épouse Clara Schumann-Wieck (1819-1896)

Encadrant ces partitions d’aujourd’hui, deux cycles des plus représentatifs de Robert Schumann (1810-1856), les treize tendres et juvéniles saynètes auxquelles Schumann n’a donné les titres qu’à postériori de leur composition et qui constituent les Kinderszenen op. 15 de 1838. Au-delà du simple échauffement, Jean-Frédéric Neuburger a donné à ces pages d’une apparente facilité la quiétude rayonnante, les jouant avec une spontanéité toute naturelle dans l’esprit exact de l’offrande de Schumann à celle qu’il attendait désespérément, Clara Wieck, à qui il écrivait : « Tu prendras plaisir à les jouer, mais il te faudra oublier que tu es une virtuose. » Le second recueil, avec lequel Neuburger a conclu son récital, suit dans la chronologie schumanienne les Scènes d’enfant. L’univers des deux cycles pianistiques est pourtant fort distinct. Constitués de huit pièces, les Kreisleriana op. 16, autant pour le déploiement et la virtuosité, que pour la sensibilité et la gravité du propos, suscitent une grande variété de dynamiques, de couleurs et d’émotions. Inspiré de textes d’E.T.A. Hoffmann publiés de 1810 à 1814 sous la signature de Johannes Kreisler, maître de chapelle et compositeur de fiction à l’humeur changeante dont la créativité n’a d’égale que l’émotivité outrée, ce cycle aux volets de formes et de durées dissemblables est à l’image de Schumann, nettement romantique et dualiste. Ainsi, les deux facettes de la personnalité du compositeur, tour à tour Florestan et Eusebius, l’un impulsif l’autre rêveur, trouvent-elles ici à s’exprimer sans retenue, tout en gardant de façon peu ordinaire une unité rare grâce à son matériau thématique qui gouverne l’œuvre entière. Jean-Frédéric Neuburger a donné de ces pages une lecture bouleversante et limpide, tendue tel un arc, donnant à chaque étape du recueil l’ampleur et l’élan d’une vie humaine, le piano respirant au rythme de la pensée, de l’âme et du cœur de l’interprète devenu à la fois Kreisler et Schumann, tandis que l’auditeur se faisait davantage qu’un témoin, véritable acteur du conte d’Hoffmann vécu à livre ouvert.

Claude Debussy (1862-1918). Photo : DR

Comme s’il voulait retenir le temps, encouragé par la magie de l’écoute d’un auditoire plus ouvert et réceptif qu’à l’ordinaire des salles de concerts où il a l’habitude de se produire, Jean-Frédéric Neuburger a fait l’offrande au public de ManiFeste de deux des douze Etudes que Claude Debussy composa en 1915. Il les a jouées avec une poésie exaltée par un toucher à la fois délicat, aérien, virtuose et une musicalité qui ont alloué une liquidité merveilleusement épanouie à ces pages trop souvent exécutées avec plus de brio que de lyrisme.


Bruno Serrou

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