lundi 26 mai 2014

Le bordel déjanté de Péter Eötvös par la troupe Le Balcon qui chante dans son jardin

Paris, Athénée Théâtre Louis-Jouvet, samedi 24 mai 2014

Péter Eövös (né en 1944), Le Balcon. Elise Chauvin (La Fille), Patrick Kabongo (le Juge). Photo : (c) Le Balcon

Quatre ans après un premier opéra en russe (Trois Sœurs d’après Anton Tchekhov créé à l’Opéra de Lyon), et deux ans avant un troisième en anglais (Angels in America d’après Tony Kushner donné en première mondiale au Théâtre du Châtelet), le compositeur hongrois Péter Eötvös s’était attaché pour son deuxième ouvrage lyrique à un texte français, Le Balcon inspiré de la pièce éponyme de Jean Genet. Si Le Balcon de Genet porte désormais le poids des ans, la langue baroque et flamboyante de son auteur est toujours d’actualité…

Péter Eötvös (né en 1944) à sa table de travail, à Budapest. Photo : (c) Bruno Serrou

Un opéra polymorphe

Créé à Aix-en-Provence en juillet 2002 dans le cadre du Festival, l'opéra déçut. Jusqu’au compositeur lui-même, qui dirigea les premières représentations à la tête de l’Ensemble Intercontemporain, co-commanditaire de l’œuvre avec la manifestation aixoise. Il faut dire que, conçu pour l’espace étriqué du Grand-Saint-Jean au plateau plus profond que large, l’ouvrage fut transplanté au dernier moment dans l’enceinte du théâtre de l’Archevêché aux proportions inverses. Tant et si bien que la partition s’est perdue dans un volume trop vaste pour elle, son esprit cabaret français des années 1950 se diluant totalement tandis que Stanislas Nordey signait une mise en scène trop propre et grise, et que la distribution ne rendait pas justice au ton particulier de cette adaptation de la pièce de Genet. Tant et si bien que l’on crut que l’auteur s’était fourvoyé et qu’il n’avait pas su relever le défi d’un texte dont il n’aurait pas saisi les subtilités. La difficulté du Balcon est en effet de trouver le style approprié, la partition étant écrite pour des chanteurs d’opéra pouvant adopter divers styles variétés et jazz. Car il s’agit d’un spectacle hybride qui, dans l’idéal, doit être chanté par des chanteurs de cabaret des années cinquante sachant lire la musique. Ce qui est quasi impossible à trouver. Sans parler de la prosodie française, essentielle pour un compositeur soucieux du texte.

Péter Eövös (né en 1944)Le Balcon. Jean-Claude Sarragosse (le Chef de la police). Photo : (c) Le Balcon

Lupanar et révolution  

Sur un livret réalisé par le compositeur assisté de Françoise Morvan, cet opéra de chambre exploite tous les styles distribués entre les rôles : à la tenancière et à ses filles des élans de cabaret et de jazz et une expression flirtant avec le Sprechgesang, aux clients une parodie de bel canto, tandis que le représentant de la cour royale s’exprime dans un pastiche de chant baroque. Seul moment d’effusion lyrique, le beau duo du second acte entre Roger le révolutionnaire et Chantal la prostituée égérie. Côté action, alors que la révolution gronde, des êtres se prenant pour des personnages de haut rang, évêque, juge, général, se livrent à leurs fantasmes dans un bordel de luxe, Le Grand Balcon, tenu par Madame Irma. Pendant qu’à l’extérieur, la révolte gronde sous l’impulsion de Roger, dans le bordel, on s’évertue à ignorer la réalité. Le Chef de la Police, qui entend devenir une figure respectée, organise un retournement de situation dans lequel la tenancière devient la nouvelle Reine, et les clients fantoches les dignes représentants du pouvoir.

Péter Eövös (né en 1944)Le Balcon. Laura Holm (Chantal), Guillaume Andrieux (Roger). Photo : (c) Le Balcon

Longue maturation

Deux ans après sa création aixoise, l’Opéra de Besançon présentait une nouvelle production du Balcon dans une version légèrement révisée, notamment par l’interversion de scènes du début de l'opéra, dans une mise en scène du Belge Jean-Marc Forêt dirigée par Stéphane Petitjean. Plus réussie, cette version était d’évidence encore perfectible. À Bordeaux, en novembre 2009, le chef canadien Kwamé Ryan, disciple d’Eötvös, le metteur en scène allemand Gerd Heinz et une nouvelle distribution se sont mis à leur tour à l’ouvrage pour donner à cette œuvre tout son potentiel. Cette fois la dramaturgie fonctionnait, avec ses contrastes entre humour et profondeur, entre intérieur, dans les murs du bordel, et extérieur, d’où parvenaient les bruits de la révolution en marche, entre illusion et réalité. Grâce à une direction d’acteurs très serrée, Gerd Heinz transformait ses excellents chanteurs d’opéra en meneurs de revue jouant avec spontanéité.

Péter Eövös (né en 1944)Le Balcon. Florent Baffi (l'Evêque), Elise Chauvin (La Fille). Photo : (c) Le Balcon

Le Balcon vu du Balcon

Pour sa quatrième production française, le Théâtre de l’Athénée, en coproduction avec l’Opéra de Lille, a confié Le Balcon de Péter Eötvös à l’équipe homonyme en résidence en ses murs. Conformément à son habitude, à laquelle il fait néanmoins parfois abstraction comme en a témoigné son Ariane à Naxos de Richard Strauss voilà tout juste un an (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/benjamin-lazar-et-lensemble-le-balcon.html), Le Balcon a sonorisé chanteurs et instrumentistes. Son directeur musical co-fondateur, Maxime Pascal, cagoulé de noir ainsi que ses musiciens qui vapotent à l’excès, en a offert une interprétation à la fois incroyablement précise et d’un swing contagieux, consacrant toute son énergie et sa rigueur à la mise en valeur de cette partition que les vingt-et-un musiciens du Balcon se sont appropriés, notamment ceux associés à l’action scénique, le trompettiste Henri Deléger, qui hennit brillamment, le clarinettiste Ghislain Roffat à la clarinette contrebasse, la violoniste You-Jung Han jouant sur le plateau d’un violon dont la caisse de résonance est une embouchure de trompette, le corniste Joël Lasry, chacun étant adossé à un personnage de l’opéra. Si le compositeur n’a pas prévu de sonorisation, il convient de constater que cette dernière ne dénature pas la partition, celle-ci étant un hommage appuyé au cabaret, bien que les voix lyriques soient bien évidemment altérées. 

Péter Eövös (né en 1944)Le Balcon. Vincent Vantyghem (le Général), Elise Chauvin (La Voleuse). Photo : (c) Le Balcon

Bien dosé, l’équilibre fosse/plateau s’avère en effet parfait, et le public judicieusement intégré à l’action, enveloppé par le son projeté par les haut-parleurs disséminés dans la salle. Le regard et l’ouïe du spectateur sont tout autant sollicités, avec des chanteurs-comédiens à la plastique vocale et physique engageante, la Femme/la Voleuse/la Fille d’Elise Chauvin étant particulièrement aguichante, à l’instar de la Carmen charnelle et élégante de Shigeko Hata, le Roger bien chantant de Guillaume Andrieux, le Chef de la police fourbe et sonore de Jean-Claude Sarragosse, les Juge, Evêque et Général déjantés respectivement campés par Olivier Coiffet, Florent Baffi et Vincent Vantyghem, forment une galerie de portraits aux caractères bien trempés. Cette distribution sans fausse note est menée tambour battant par l’extraordinaire Irma de Rodrigo Ferreira, qui avait pourtant déçu la saison dernière à l’Opéra de Lyon dans Claude de Thierry Escaich (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/04/avec-claude-cree-lopera-de-lyon-thierry.html) et que l’on reverra à Paris, Théâtre du Châtelet, la saison prochaine pour la création du Petit Prince de Michaël Levinas, le contre-ténor brésilien brillant tout autant par sa voix malléable et charnelle, qui bénéficie ici de la sonorisation, son physique de fauve, sa prestance flexible, son élégante stature, son extraordinaire présence.

Péter Eövös (né en 1944)Le Balcon. Shigeko Hata (Carmen). Photo : (c) Le Balcon

Dans une scénographie au clinquant digne d’un lupanar signée Mathieu Crescence qui doit beaucoup à Pierre-André Weitz, scénographe d’Olivier Py, enluminée par des costumes colorés et sexy de Pascale Lavandier, la mise en scène de Damien Bigourdan, autre proche d’Olivier Py, est vive et alerte, sans surcharge mais aussi sans la retenue qu’eut exécrée Genet. Un spectacle réjouissant à la verve gouailleuse qui aura illuminé un triste week-end électoral, et qui sera heureusement repris la saison prochaine à l’Opéra de Lille hélas pour une seule date, le 17 avril 2015. Reste à souhaiter une rapide reprise par d’autres théâtres de France et d’ailleurs, et à Paris…

Bruno Serrou

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