samedi 8 novembre 2014

Antoine Tamestit et l’alto en majesté in memoriam Luigi Nono

Paris, Festival d’Automne à Paris, Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille, jeudi 6 novembre 2014


Consacrant la programmation musicale de ses éditions 2014 et 2015 à Luigi Nono, qui aurait eu 90 ans le 29 janvier dernier, le Festival d’Automne à Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/10/portrait-de-luigi-nono-loccasion-du.html) a convié hier dans l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille trois grands instrumentistes à cordes et sept compositeurs, le tout de sept nationalités différentes, autour d’une œuvre pour bande magnétique de leur aîné italien. Hommage étonnant, puisque l’instrument central a été l’alto pour lequel Nono n’a rien écrit de particulier et dont l’œuvre exécutée ce soir-là était pour bande seule.

Antoine Tamestit. Photo : DR

Devant une salle comble, ce qui constitue l’ordinaire du Festival d’Automne, l’altiste parisien Antoine Tamestit, rejoint par son ami irlandais installé à Paris Garth Knox, lui-même altiste et compositeur, et la violoniste munichoise Carolin Widmann, ont ouvert leur court mais dense programme sur un duo d’altos du compositeur français Gérard Pesson (né en 1958), 

Gérard Pesson (né en 1958). Photo : (c) Gérard Pesson

Paraphernalia de Pesson est une course frénétique entre deux altistes qui semblent dès l’abord se défier, se faisant face l’un jouant un trait auquel répond plus longuement l’autre sur lequel rebondit le premier, avant qu’un premier accord surviennent, ce qui conduit chacun à se tourner vers le premier des trois pupitres placés au milieu du plateau. Ecrite en 2009 en réponse à une commande venue du Mexique, où elle a été créée le 16 octobre 2009 à Guanajuato par Christophe Desjardins et Omar Hernandez-Hidalgo, son commanditaire, cette pièce de huit minutes a le tour d’une course à l’abîme d’objets disparates aux dimensions analogues mais aux formes disparates s’incrustant les unes dans les autres et se séparant pour se présenter différemment dans un contexte distinct, ménageant ainsi continument la surprise, le tout remarquablement servi par les sonorités veloutées fusionnant à la perfection des altos de Garth Knox et Antoine Tamestit dont la rayonnante complicité a instillé à la pièce de Pesson un élan candide.

De gauche à droite : Antoine Tamestit, Gérard Pesson, Olga Neuwirth, Garth Knox, Carolin Widmann et Gérard Tamestit. Photo : (c) Festival d'Automne à Paris

Antoine Tamestit a ensuite occupé seul le vaste plateau de l’Auditorium de l’Opéra-Bastille pour interpréter le Canto Jondo de son père, Gérard Tamestit (né en 1952). Cette pièce de trois minutes conçue en 2001 pour un père pour son fils, illustre un poème de Federico Garcia Lorca, El paso de la Siguiriya, Cante Jondo, qui convoque à une joute, plus intimiste que virtuose, autant la voix que l’instrument de l’exécutant. Au terme de cette page, l’altiste a été rejoint par Carolin Widmann pour enchaîner deux pages pour violon et alto.

Bruno Maderna (1920-1973). Photo : DR

La première est d’un proche de Luigi Nono, l’Italien Bruno Maderna (1920-1973), l’un des membres les plus marquants de l’Ecole de Darmstadt, inexplicablement négligé aujourd’hui alors qu’il fut autant un compositeur essentiel du second XXe siècle qu’un chef d’orchestre de génie. Son Ständchen für Tini (Aubade pour Tini) est une enluminure de deux minutes toute de tendre admiration écrite en 1972 par un père pour son troisième enfant. 

György Kurtag (né en 1926). Photo : DR

La seconde partition est un triptyque d’autres miniatures, cette fois de l’ami hongrois de Nono, György Kurtag (né en 1926), trois pièces pour violon et alto, chacune dédiée à une personnalité différente, Tabea Zimmermann pour la première (Eine Blume für Tabea - Une fleur pour Tabea) composée en 2000, François Suliok (Vie silencieuse - Frank emlèkère [in memoriam François Suliok]) pour la deuxième, et Andras Szöllösy (Private Letter to Andras Szöllösy - Lettre privée à Andras Szöllösy) pour la troisième, les deux dernières ayant été conçues en 2001. Ces trois pages totalisant quatre minutes trente secondes sont caractéristiques de Kurtag : de charmantes plages pointillistes de sourire amical sans l’inventivité d’Anton Webern mais lardées de silences et de traits de lumière.

Olga Neuwirth (née en 1968). Photo : DR

Le premier grand moment de ce concert a été la création mondiale d’une œuvre nouvelle pour alto solo de l’Autrichienne Olga Neuwirth (née en 1968), Weariness Heals Wounds (La fatigue guérit les plaies), commande du Festival d’Automne à Paris et du Wigmore Hall de Londres. Ecrite à la mémoire du cinéaste autrichien Michael Glawogger décédé le 23 avril dernier à l’âge de 54 ans, cette œuvre qui exhale la douleur de l’adieu se réfère à Franz Kafka et son Prométhée et se fonde sur la mémoire. Malgré sa complexité assumée, cette partition de neuf minutes qui ne laisse jamais l’auditeur en repos ne le perd jamais, le portant au contraire à l’écoute et à la concentration, ne cessant de solliciter son attention et sa sensibilité grâce à une expressivité à fleur de peau, ce qui est la marque d’Olga Neuwirth. Parfaitement assimilée par Antoine Tamestit, Weariness Heals Wounds a immédiatement conquis par sa force et par son acuité, et tient de fait indubitablement du chef-d’œuvre.

Garth Knox (né en 1956) et sa viole d'amour. Photo : (c) Daniel Vass / ECM Records

C’est sur une pièce ambitieuse que la seconde partie du concert de jeudi a été amorcée. Seconde création mondiale de la soirée, fruit d’une commande du Festival d’Automne à Paris, dédiée à Antoine Tamestit, cette œuvre de douze minutes a été composée par Garth Knox (né en 1956) pour viole d’amour et alto, Footfalls and Echoes: homage to Luigi Nono (Pas et échos : hommage à Luigi Nono). Altiste du Quatuor Arditti de 1990 à 1997 après avoir été pendant sept ans membre de l’Ensemble Intercontemporain, Knox n’a pas travaillé avec Luigi Nono, mais il a pu longuement creuser les arcanes de la pensée créatrice de son aîné en jouant souvent son chef-d’œuvre, le quatuor à cordes Fragmente-Stille, an Diotima (1979-1980). Footfalls and Echoes s’inspire de cette dernière partition ainsi que de Hay que caminar, soñando pour deux violons (1989), deux œuvres où Nono s’appuie sur la même échelle énigmatique qu’utilise Giuseppe Verdi dans l’Ave Maria de ses Quatre Pièces Sacrées (do-ré bémol-mi-fa dièse-sol dièse-la dièse-si-do) et qui termine l’œuvre ultime de Nono sur douze secondes de silence l’archet restant suspendu au-dessus des cordes. Pour sa partition, exécutée en dix-sept minutes au lieu des douze minutes annoncées dans le programme, le compositeur irlandais a choisi non pas deux violons ni deux altos, mais deux altistes, l’un tenant bel et bien un alto, tandis que l’autre se voit confier une viole d’amour dont les cordes sympathiques instillent un son caractéristique d’écho qui donne la seconde partie du titre de la pièce de Knox, la première (Footfalls, qui renvoie aussi à Four Quartets de T. S. Eliot) étant due au fait que les deux musiciens se meuvent dans l’espace scénique, l’altiste davantage que le violiste, ce dernier étant relié par un fil à des haut-parleurs qui amplifient la résonance en « grossissant » le son émis par la caisse de son instrument. Onze pupitres sont disséminés sur le plateau, les trois du fond étant réservés à la viole d’amour, qui est la première à jouer, autant de l’archet que de la pédale amplificatrice de résonances, seule sur la scène annonçant, en lui tissant un tapis de sons, la venue de l’alto qui la rejoint quelques dizaines de secondes plus tard en s’exprimant depuis la coulisse où il repartira à la fin de l’œuvre, laissant la viole conclure seule en rebondissant sur la résonance de l’alto. Au début de son itinéraire, l’alto dialogue face à face avec la viole d’amour puis se lance dans un parcours qui le conduit de pupitre en pupitre comme autant d’étapes d’un voyage à travers l’espace, se faisant toujours plus vivant et charnel au cours du développement de l’œuvre, l’instrument semblant se personnifier dans le corps de l’instrumentiste.

Luigi Nono (1924-1990). Photo : DR

Comme pour amplifier la présence désincarnée de Luigi Nono (1924-1990), ce n’est pas une œuvre sur instrument « live » qui a été programmée mais une pièce sur bande magnétique projetée par dix haut-parleurs équitablement répartis pour la stéréophonie, comme si l’âme de Nono s’exprimait depuis l’Au-Delà diffusée à travers l’enceinte de l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille. Une œuvre dédicace de 1974 intitulée Für Paul Dessau, compositeur hambourgeois collaborateur de Bertolt Brecht à Berlin-Est mort en 1979 à l’âge de 84 ans. Ce morceau de sept minutes est le reflet d’une époque où le montage de discours était en vogue, à l’instar de Bernd Aloïs Zimmermann dans son Requiem pour un jeune poète (1967-1969) ou de Luciano Berio dans sa Sinfonia (1968) pour ne citer qu’eux. Sur fond de grondements instrumentaux dominés par des accords de piano, des textes ayant pour thème central la lutte internationale, d’où émergent les voix d’Ernst Thälmann, communiste allemand mort à Buchenwald en 1944, de Patrice Lumumba, premier ministre du Congo assassiné en 1961, du Che Guevara et de Fidel Castro, Nono revendique dans ces moments enregistrés sa foi en la force de l’art et du combat pour libérer l’homme de l’oppression économique, politique et sociale.

Heinz Holliger (né en 1939). Photo : DR

Les Drei Skizzen (Trois Esquisses) pour violon et alto de Heinz Holliger (né en 1939) ont conclu avec une force introspective ce programme-hommage à Luigi Nono. Composées en 2005-2006, créées le 22 juin de l’année suivante à Aldeburgh par Thomas Zehetmair et Ruth Killus à qui elles sont dédiées, ces trois pièces d’une durée totale de douze minutes alternent mouvements vifs et lent, l’alto étant réglé en scordatura un demi-ton plus aigu que la normale (do bémol-la bémol-mi bémol-si bémol), à l’instar de la Symphonie concertante de Mozart dont elles devaient constituer à l’origine un bis.

Carolin Widmann. Photo : DR

La première Esquisse, Pirouettes harmoniques, la plus développée, est fluide et tourne paisiblement pour laisser s’exprimer les harmoniques naturelles des instruments, passant d’un archet à l’autre de façon hypnotique. La deuxième, Danse dense, la plus courte, est une course frénétique où les deux instruments jouent telle une partie de ping-pong sur l’effet de rebond sur un nuancier allant crescendo. La troisième, Cantique à six voix, convoque l’ubiquité des deux instrumentistes, qui deviennent six, chacun jouant de deux voix sur les cordes de leur instrument et de leur propre voix, sur un chant planant du début à la fin sur la lettre « a » en se faisant face. Les sonorités lumineuses et liquides du violon de Carolin Widmann se sont combinées avec grâce et onctuosité dans celles, charnues et moelleuses, de l’alto d’Antoine Tamestit, concluant avec flamme ce passionnant concert à la gloire de l’alto.


Bruno Serrou

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