lundi 27 juillet 2015

Ninet’InfernO de Roland Auzet, compositeur-dramaturge, puise dans les Sonnets de William Shakespeare

Barcelone (Espagne), Festival Grec 15, Teatre Lliure de Montjuïc. Samedi 25 juillet 2015

Roland Auzet (né en 1964), Ninet'InfernO. Pascal Greggory (en bas), Mathurin Bolze (en haut). Photo : (c) Christophe Raynaud de Lage

Compositeur, percussionniste et metteur en scène qui se définit lui-même comme un « écrivain de plateau », directeur général et artistique du Théâtre de la Renaissance d’Oullins depuis juin 2011, Roland Auzet est à cinquante et un ans un artiste polymorphe. Elève de Georges Bœuf (composition) et de Gérard Bazus (percussion) au Conservatoire de Marseille, puis de Gaston Sylvestre au Conservatoire de Rueil-Malmaison, avant d’entrer au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris et à l’Ecole de Cirque d’Annie Fratellini, Prix de la Fondation Bleustein-Blanchet en 1991, il réalise l’année suivante le drame musical Histoire d’un Faust avec Iannis Xenakis. « Il est le maître que je relis sans cesse, dit Auzet à propos de Xenakis, et avec qui j’essaie de me frayer un chemin de pensée et de construction des projets que je conduis. » 

Roland Auzet (né en 1964). Photo : (c) Guy Vivien

En 1997, Roland Auzet suit le cursus de Composition et d’informatique musicale de l’IRCAM dans le cadre duquel il conçoit OROC.PAT, suivi du Cirque Tambour, et de Schlag !. Il réalise ensuite plusieurs projets artistiques en collaboration avec des artistes de cirque (Jérôme Thomas, Mathurin Bolze), des plasticiens comme Giuseppe Penone, des chorégraphes (Angelin Preljocaj, François Raffinot), des metteurs en scène (Jean-Louis Hourdin). Il fonde en 2000 la compagnie Act-Opus avec laquelle il est en résidence à l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône entre 2005 et 2011. Il y compose et met en scène ses projets, souvent construits à partir de textes d’Ovide, Maurice Dantec, Eduardo Arroyo, Fabrice Melquiot, Laurent Gaudé, Christophe Tarkos. Sa vingtaine de pièces de théâtre musical et œuvres scéniques sont pour lui autant de moyens de sensibiliser le public à la musique contemporaine et d’aborder les thèmes fondamentaux de la vie.

Roland Auzet (né en 1964), Ninet'InfernO. De gauche à droite : Steven Schick, Pascal Greggory et Mathurin Bolze. Photo : (c) Christophe Raynaud de Lage

Commande du Théâtre de l’Archipel, scène nationale de Perpignan, coproduit par Grec Festival de Barcelone, le Théâtre du Gymnase de Marseille, l’Orchestre Symphonique de Barcelone et National de Catalogne, et la Compagnie Roland Auzet Act-Opus, Ninet’InfernO est un monodrame pour récitant et son miroir,  personnage muet tenu par un artiste de cirque dont Roland Auzet, comme à son habitude, a imaginé le sujet, conçu la musique et réalisé la mise en scène. A l’instar de son opéra multimédia Steve V (King Diffrent) pour l’Opéra de Lyon où il a été créé en mars 2014 centré sur la figure de Steve Job, le fondateur d’Apple, mais puisé chez Shakespeare et son Henry V dont il a sélectionné des fragments, Auzet pour ce « Théâtre musical pour un comédien, un artiste de cirque et grand orchestre » s’est de nouveau tourné vers le dramaturge anglais, puisant cette fois dans ses Sonnets. Dans ses cent cinquante quatre poèmes, Shakespeare peint le désir, l’amour, la procréation, la beauté, la douleur, le manque, la colère, la nostalgie, le temps qui passe, la brièveté de la vie. Mais la majorité des sonnets (de 18 à 126) est écrite pour un jeune homme et exprime l’amour que le poète lui porte. Ce sont ces derniers qui ont inspiré la dramaturgie d’Auzet, qui à travers eux s’attache au fracas et tourments du manque amoureux d’un vieil homme pour son cadet. L’un cherche à comprendre, harcèle, hurle à la trahison ; l’autre joue de son corps qui voltige sur les mots de la passion. Chacun veut l’autre, précise Auzet, dans l’impétueux besoin de la réduire à merci dans le vertige de le faire durer pour le « déguster », mettre un terme à l’existence de l’autre, chacun s’expriment avec son langage, l’un usant du verbe, l’autre le silence et le mime.

Roland Auzet (né en 1964), Ninet'InfernO. Mathurin Bolze (debout et Pascal Greggory. Photo : (c) Christophe Raynaud de Lage

A cour et à jardin, un orchestre symphonique constitué de quatre-vingts musiciens intervient de temps à autres à la façon du chœur antique représentant l’opinion publique rugissant, revendiquant et exprimant des sentiments si multiples que la polyphonie des mots en est singulièrement bigarrée au point qu’elle en devient si incompréhensible tout en agissant tel un miroir tour à tour humain, animal, spirituel. Il commente et agit, prend parti, conteste, écrase les deux protagonistes de sa puissance totalitaire. Au climax de la pièce qui se situe aux deux-tiers du parcours, le chef d’orchestre finit par disjoncter au milieu d’un crescendo explosif, avant de se calmer et retrouver ses esprits.

Roland Auzet (né en 1964), Ninet'InfernO. Steven Schick (à gauche), Mathurin Bolze (acroché au lustre), Pascal Greggory (au centre) et une partie de l'Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC). Photo : (c) Christophe Raynaud de Lage

Donné en création mondiale à Barcelone dans le cadre du festival Grec 15 au Teatre Lliure où il a dû s’abriter à cause d’une alerte météo qui ne s’est pas réalisée alors qu’il devait être présenté dans un théâtre de plein air, Nonet’Inferno a permis de retrouver l’un des acteurs fétiches de Patrice Chéreau et d’Eric Rohmer, Pascal Greggory, qui vit littéralement le texte qui lui est confié. Seul regret, mais de taille dans une salle de théâtre, une sonorisation excessive conçue en fonction du plein air et non retravaillée compte tenu de l’urgence du transfert. Tant et si bien que cet excellent comédien n’a pas pu adapter au nouveau lieu son débit ni, surtout, les modulations de sa voix dont la puissance s’est du coup avérée excessive à l’instar de l’articulation. Face à lui, l’excellent artiste de cirque Mathurin Bolze, qui s’exprime avec son corps tel un mime-danseur-acrobate, évoluant sur des chaises, qu’il renverse violemment concurremment avec son partenaire, avant d’en planter une demi-douzaine sur un praticable qu’il ne va guère quitter, malgré les angles plus ou moins raides que ce dernier va être appelé à adopter. La partie électronique, grondante tel un faux-bourdon perpétuel, ajoute à la tension et au désespoir exprimés par le comédien, tandis que l’orchestre s’exprime épisodiquement dans un style postromantique, défait de toute tentation pour l’inouï, comme si Roland Auzet avait tout fait pour ne pas détourner l’attention de l’oreille pour le texte, mais au contraire en souligner les saillies et la signification. Il convient d’ailleurs d’ajouter à la performance des acteurs, celle du chef percussionniste étatsunien Steven Schick, qui, à la tête de l’Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC) participe activement à l’action, au point de s’y immiscer promptement au moment du climax. Dans une scénographie de Goury parfaitement adaptée, la mise en scène d’Auzet est réglée au cordeau pour donner une impression de liberté totale au jeu des deux protagonistes.

Roland Auzet (né en 1964), Ninet'InfernO. Steven Schick et Mathurin Bolze. Photo : (c) Christophe Raynaud de Lage

Il est regrettable que ce spectacle n’ait été donné qu’une fois, car il ne manquera pas de murir avec le temps et l’expérience. Autre regret, il faudra attendre jusqu’à l’automne 2016 pour assister à une reprise, annoncée notamment par le festival Aujourd’hui Musiques de Perpignan Théâtre de l’Archipel, son producteur délégué. Cela parce pour des raisons de calendrier de l’OBC, alors même que, lors d’une conférence de presse à Barcelone, Roland Auzet a annoncé qu’une version pour électronique allait être réalisée pour se substituer à l’orchestre « live » en prévision d’une telle situation.

Roland Auzet (né en 1964), Ninet'InfernO. De gauche à droite : une partie de l'Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC), Steven Schick, Pascal Gregory, Mathurin Bolze, une partie de l'Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC). Photo : (c) Christophe Raynaud de Lage

Pour ma part, je me souviendrai des conditions dans lesquelles j’ai assisté à cette création. Conditions qui ont perturbé mon jugement dans un premier temps, et qui m’ont conduit à laisser passer un peu de temps avant d’en faire le compte-rendu. Dix heures de voyage dont six heures d'aéroport (cinq heures à CDG dont trois dues à une « panne hydraulique » sur l’Airbus que nous devions emprunter sans qu’Air France songe un instant à offrir la moindre bouteille d’eau à ses clients désemparés mais patients, une heure à Barcelone), trente minutes d’attente d’un taxi pour six personnes, une heure de tapas sur la terrasse du Théâtre Lliure, quatre-vingts minutes de spectacle avec devant moi, plein axe, le trop fameux photographe François-Marie Banier (celui de l’Affaire Bettencourt) qui, malgré les demandes réitérées par le personnel de salle avant le début de la représentation de ne pas filmer et les rappels et tentatives d’interruption des ouvreuses, a filmé avec son iPhone, bras tendus au-dessus de son crâne, la quasi-totalité du spectacle, gênant ainsi sans autre forme de... procès (!) le public assis derrière lui, puis de nouveau attente d’un taxi qui n’est jamais venu pour découvrir enfin l’hôtel qui nous avait été réservé place d'Espagne, où nous nous sommes finalement rendus à pied. Arrivés à l’hôtel, nos chambres avaient disparu de l’ordinateur de l'hôtel... Pendant la longue attente, une sono égrenait à tue-tête une horrible et tonitruante muzak… Ce qui me conduit à souhaiter une nouvelle audition le plus rapidement possible de ce spectacle dans des conditions plus « cool » donc plus à aptes à susciter une perception plus sereine.

Bruno Serrou

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