jeudi 3 mars 2016

Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner suprêmement chantants de l’Opéra de Paris

Paris. Opéra-Bastille. Mardi 1er mars 2016

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. La confrérie des Maîtres Chanteurs. Au premier rang, de gauche à droite, Gerald Finley (Hans Sachs), Günther Groissböck (Veit Pogner) et Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Œuvre réputée comme le seul opéra-comique des dix ouvrages de la maturité de Richard Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg sont en fait une conversation en musique de plus de quatre heures trente traitant de questions purement esthétiques - Richard Strauss s’en souviendra dans son Capriccio, plus encore que dans le Chevalier à la rose, puisqu’il son ultime ouvrage lyrique sera pour sa part placé sous le sceau de la philosophie des Lumières.  Ecrit dans la foulée de Tristan und Isolde, dont il cite le fameux accord du prélude, entre l’achèvement du deuxième acte de Siegfried et le début du troisième acte de ce même deuxième volet de l’Anneau du Nibelung, créé à Munich en 1868, Die Meistersinger von Nürnberg se situe entre comédie et débat philosophico-poético-musical, mais aussi, sur un registre de sinistre mémoire, la primauté du « saint art allemand » qui sera revendiquée par l’idéologie nazie et les effroyables conséquences qu’elle tirera des controverses des maîtres chanteurs.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. A gauche, au premier rang, Gerald Finley (Hans Sachs). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Die Meistersinger von Nürnberg n’avait pas été donné à l’Opéra de Paris depuis le 18 novembre 2003. C’était sur le même plateau de Bastille, mais pour une exécution semi-stage, c’est-à-dire mise en espace, fort bien dirigée au demeurant par James Conlon, avec une distribution de qualité réunissant entre autres Jan-Hendrik Rootering, Anja Hateros, Ben Heppner, Nora Gubisch, Kristinn Sigmundsson et Eike Wilm Schulte. La dernière mise en scène de cet ouvrage à l’Opéra de Paris remonte à 1989. Dirigée par Lothar Zagrosek, elle était signée Herbert Wernicke, également auteur de la scénographie, et venait de l’Opéra de Hambourg où elle avait été créée cinq ans plus tôt sous la direction de Christoph von Dohnanyi.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Cette fois, c’est du Festival de Salzbourg 2013 que la nouvelle production arrive. Montée dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Wagner, elle était alors dirigée par Daniele Gatti. Il est vrai que l’Opéra de Paris a coproduit ce spectacle sur l’initiative de son directeur de l’époque, Nicolas Joël, lui-même signataire de plusieurs mises en scène de ce même ouvrage, la dernière remontant à avril 2002 au Théâtre du Capitole de Toulouse.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Brandon Jovanovich (Walther von Stolzing) et Julia Kleiter (Eva). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Die Meistersinger von Nürnberg est l’un des opéras du répertoire les plus complexes à monter, puisque, nous l’avons vu plus haut, il s’agit de chanter l’Allemagne ancestrale dont le national-socialisme a fait son miel pour édifier le monstrueux concept de « race supérieure ». La mise en scène de Stefan Herheim est bien dans l’esprit de l’opéra selon Nicolas Joël. Elle reste en effet ancrée dans la tradition, avec costumes d’époque (mêlant ici Renaissance allemande et Premier Empire français) de Gesine Völlm, décors réalistes et mouvements de foules, hélas banalement réglés.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg.  Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser) et Brandon Jovanovich (Walther von Stolzing). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Le metteur en scène norvégien reste en effet au plus près de l’histoire de l’œuvre, son action se déroulant la veille, la nuit et le jour de la saint Jean-Baptiste, les 23 et 24 juin, dans le Nuremberg bourgeois et commerçant du XVIe siècle que l’on voyait à Bayreuth avant 1945, avec église, rue, établi et place non pas réalistes, cette fois, mais hyperréalistes, les proportions étant vues à travers un verre grossissant, avec livres qui se font escalier, fenêtres qui deviennent vitraux, tribune d’orgue gigantesque, maisons et mobiliers de géants, racks de stockage de grands magasins... Mais l’on reste dans le domaine des images popularisées par les artistes bucoliques des années noires qui s’avèrent écrasantes. Sur le devant de ces décors allégoriques d’Heike Scheele ingénieusement animés par des effets de vidéos et de zooms, les bustes de Wagner, Beethoven et Mozart, celui de ce dernier étant le plus souvent recouvert d’un voile noir, sont présents du début à la fin.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs) et Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

La première image de l’église est projetée pendant le prélude sur le rideau de scène dans le scriban sur lequel Sachs écrit ses vers. Afin sans doute de plonger plus librement encore dans une juvénile nostalgie, Herheim déploie l’action tel un rêve de Hans Sachs, que l’on voit retirer la couronne du buste de Wagner pour la poser sur sa propre tête comme pour entériner définitivement cette conception rêveuse dont le sommet est atteint au deuxième acte avec la venue impromptu de personnages de dessins animés dans la rue commerçante où vivent et travaillent les artisans de Nuremberg, dont le bottier Hans Sachs et le bijoutier Veit Pogner.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs), Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser) et Julia Kleiter (Eva). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

C’est là que, après que la confrérie des Maîtres Chanteurs eut dansé lourdement au premier acte sur la première ébauche du chant de Walther von Stolzing, interviennent entre deux appels du veilleur de nuit qui ne sont pas sans évoquer ceux de Brangäne dans Tristan, les allusions à Charles Perrault revu par le cinéma de Walt Disney, avec, sortant d’un livre, des apparitions de Bambi, du Chat Botté, du Petit Chaperon rouge et du méchant loup, de Peau d’Ane, du bestiaire de la forêt, et des sept nains assujettis à la volonté de Blanche Neige, qui forniquera au premier tableau de l’acte final avec l’un d’eux dans une armoire. Ces deux premiers actes sont rondement menés, et le public se réjouit de tant d’activité ludique sur le plateau.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs) et Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Le troisième acte est plus conventionnel, le metteur en scène suivant le livret à la lettre, surtout le second tableau, celui du tournoi des maîtres chanteurs qui se situe sur la grand place de Nuremberg après défilés militaires, arrivée d’un train, polichinelles de carnaval et réjouissances populaires. Néanmoins, comme s’il était nécessaire d’attirer l’attention du public sans doute réputé distrait sur l’élément a posteriori historique de l’opéra, Herheim plonge le plateau dans le noir avec un unique projecteur focalisé sur Hans Sachs lorsqu’il chante sa conception de la confrérie des Maîtres Chanteurs, avec le couplet sur la liberté du peuple et la suprématie du saint art allemands.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Wiebke Lehmkuhl (Magdalene) et Julia Kleiter (Eva). Photo : (c) Voncent Pontet / Opéra national de Paris

Philippe Jordan offre dans ces Maîtres Chanteurs de Nuremberg ce qui est la plus brillante de ses prestations que j’ai pu entendre à l’Opéra de Paris. Ménageant d’éblouissants contrastes entre poésie, rêverie et narration épique, menant le discours avec une conviction, une fluidité et une tension dramatique étourdissantes, le directeur musical de l’Opéra de Paris donne une vie exaltante à la partition, si bien que les deux cent soixante dix minutes de musique passent comme l’éclair. Préludes, interludes, marches et ensembles donnent à l’Orchestre de l’Opéra toutes les occasions de briller, le chef en exaltant les qualités, bien qu’il le sollicite à satiété, confiant en la maîtrise de ses musiciens, qui commettent légitimement avec pareille impulsion de petits impairs, notamment côté cor et trombone solos. Le quintette du troisième acte a touché au sublime, l’orchestre déployant un nuancier d’un raffinement extrême suscitant d’onctueuses couleurs. Préparé par José Luis Basso, le Chœur de l’Opéra de Paris est un personnage à part entière, le chant s’avérant d’une homogénéité sans faille et d’une présence conquérante, bien que le metteur en scène n’en ait théâtralement tiré hélas aucun parti.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Brandon Javanovich (Walther von Stolzing) et Gerald Finley (Hans Sachs). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

La distribution est exceptionnelle d’unité et de brio. Les voix sont solides, puissantes et d’une plastique qui ramène aux temps des grandes distributions wagnériennes. L’Elsa rayonnante et sensuelle de Julia Keiter est vocalement digne d’une Elisabeth Grümmer, la Magdalene de Wiebke Lehmkuhl est pétulante et chaleureuse. Gerald Finley est un Sachs éblouissant, humain, généreux, à la voix somptueuse et solide, digne d’un Theo Adam dans ce même rôle, malgré les traits de Richard Wagner dont l’a affublé le metteur en scène. La voix est constante, ferme et égale sur toute l’étendue du spectre, le timbre est radieux, son incarnation bouleversante d’abnégation.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg.Gerald Finley (Hans Sachs) et Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Bo Skovhus est un Sixtus Beckmesser comme j’en ai rarement entendu, voix pleine, colorée et bien conduite, le baryton danois la teintant dans le mauvais chant avec naturel, tandis que sur le plan de la comédie, peu de greffiers-marqueurs sont apparus aussi tragiques que lui, au point de presque devenir le personnage central, au même titre que Sachs, tant Herheim traite cet être odieux avec humanité, au point que l’on se surprend à le plaindre lorsque, à l’écart de la foule, il se met à travailler seul le texte qu’il a volé au cordonnier-poète mais qu’il interprètera naturellement de laborieuse façon durant sa prestation au cours du tournoi de chant. Le Walther von Stolzing de Brandon Jovanovich est noble, ardent, séduisant, sa voix est solaire, le timbre soyeux. S’il est un ténor qui possède tous les atouts pour remporter le tournoi et toucher le cœur de belle Elsa, c’est bien ce chanteur américain.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Julia Kleiter (Eva) et Brando Jovanovich (Walther von Stolzing). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Côté confrérie, Dietmar Kerschbaum (Kunz Vogelgesang), Ralf Lukas (Konrad Nachtigall), Michael Kraus (Fritz Kothner), Martin Homrich (Balthasar Zorn), Stefan Heibach (Ulrich Eisslinger), Robet Wörle (Augustin Moser), Miljenko Turk (Hermann Ortel), Panajotis Iconomou (Hans Schwarz) et Roman Astakhov (Hans Foltz) ne déméritent pas, à l’instar d’Andreas Bauer, qui campe un inénarrable veilleur de nuit…


Bruno Serrou

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