vendredi 9 mars 2018

George Benjamin, entretien avec le compositeur britannique (février 1997)


George Benjamin (né en 1960) à sa table de travail. Photo : DR

La première fois que je rencontrai George Benjamin en personne, c'était le 10 février 1997, dans les bureaux de l'Ensemble Intercontemporain à la Cité de la Musique. Il venait d'avoir 37 ans. Il s'agissait de l'interviewer pour le magazine de l'Intercontemporain dans la perspective d'une série de masterclasses, de rencontres avec le jeune public, et de concerts qu'il s'apprêtait à diriger à la Cité de la Musique. Il composait alors Viola, viola, et il ne pensait pas encore à l'opéra, n'achevant le premier, Into the Litle Hill, qu'en 2006 - il sera donné en France la même année Amphi de l'Opéra Bastille dans le cadre du Festival d'Automne -, avant de connaître la consécration avec le deuxième, Written On Skin, en 2012 au Festival d'Aix-en-Provence, son commenditaire, avant de tourner dans le monde entier.

Né à Londres le 31 janvier 1960, George Benjamin a commencé à jouer du piano à sept ans, se mettant aussitôt à la composition. En 1976, il entre au Conservatoire de Paris pour étudier avec Olivier Messiaen et son épouse Yvonne Loriod. Etudes qu'il poursuit avec Alexander Goehr au King's College de Cambridge. Sa première oeuvre pour orchestre, Ringed By The Fiat Horizon, est créée aux Proms de Londres, alors qu'il n'a que vingt ans. En 2010, il est élevé par la reine d'Angleterre au rang de Commandeur de l'ordre de l'Empire Britannique. 

Je reprends ci-dessous l'entretien que George Benjamin m'accorda en février 1997, voilà donc un peu plus de vingt-et-un ans dans son intégralité.

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Photo : DR



Bruno Serrou : vous rencontrant pour la première fois, Olivier Messiaen a dit de vous qu’il imaginait que Mozart devait vous ressembler au même âge...
George Benjamin : Messiaen l’a dit, en effet, mais ce n’est pas vrai. Il m’a offert un compliment extraordinaire, d’une grande générosité. Je suis très ému de la confiance dont il me témoigna en affirmant cela, mais je ne suis pas d’accord avec lui. D’autant que Mozart ne serait plus possible aujourd’hui.

BS : Pourquoi ?
GB : Dans l’histoire de l’humanité, Mozart est un événement tout à fait unique. Il a fait des choses si géniales dans une vie si courte. Et ce génie est bien de son époque. Son œuvre s’appuie en effet sur des formes qui fonctionnaient alors fort bien et depuis longtemps. Elles lui étaient parfaitement adaptées puisqu’il ne les remit pas en question, contrairement à Beethoven et à ses successeurs. Aujourd’hui, nous sommes obligés de tout réinventer ou de tout faire par nous-même. Ecrire une œuvre, c’est faire un parcours à la fois plus difficile et plus libre.

BS : Teniez-vous déjà ce type de raisonnement à seize ans, lors de votre rencontre avec Messiaen ?
GB : Je n’étais pas ignorant. Je connaissais un peu la musique moderne. Je savais que c’était difficile. Je composais avant de rencontrer Messiaen. Peu après notre premier entretien, qui dura trois heures, je commençais ma Sonate pour violon et piano que j’achevais un an plus tard. A seize ans, j’étais déjà conscient de l’importance de cette rencontre avec Messiaen. A sept ans, j’étais aussi sérieux qu’aujourd’hui. Je voulais être compositeur, suivre cette voie et progresser. Je savais que Messiaen était un grand maître, un grand compositeur, et, lorsque je le rencontrai pour la première fois, je savais qu’il tenait mon destin dans ses mains. C’était le jour le plus terrifiant de ma vie. Je tremblais de peur. Puis il est entré, j’ai vu qu’il était extrêmement simple, d’une gentillesse exquise.

George Benjamin entouré de ses deux maîtres, Yvonne Loriod et Olivier Messiaen. Photo : DR

BS : En quoi Messiaen vous a-t-il aidé ?
GB : Son enseignement et son appréciation ont été les plus déterminants pour mon avenir. Il est vrai que j’étais très jeune, à seize ans. Mais il a eu confiance en moi à un moment où je ne savais pas quoi faire.

BS : Vous dites avoir découvert la musique classique vers l’âge de sept ans. Auparavant, vous étiez plutôt attiré par la musique populaire anglo-saxonne. Comment avez-vous découvert la musique savante ?
GB : Ma passion pour la musique populaire a pris fin très tôt, à six ou sept ans. Cette rupture fut violente. C’était au milieu des années 1960, la grande époque de la musique pop. Puis, totalement converti, j’ai jeté tous mes disques à la poubelle.

BS : Comment s’est passée cette conversion ?
GB : Après avoir vu Fantasia de Walt Disney. Moussorgski, Stravinski, Beethoven ont bouleversé ma vie. Dans les années trente, Leopold Stokowski avait déjà la volonté d’utiliser le cinéma pour ouvrir la musique classique aux millions de gens qui se bousculaient dans les salles de cinéma. Il a eu le courage de prendre une œuvre encore nouvelle et problématique à cette époque, sinon scandaleuse, le Sacre du Printemps. C’est peut-être plus courageux encore que ce qu’allait faire Leonard Bernstein avec la télévision. Stokowski prenait alors une œuvre de Stravinski encore récente, créée moins d’un quart de siècle plus tôt. C’est comme si aujourd’hui un chef d’orchestre imposait dans un film Pli selon Pli de Boulez ou Gruppen de Stockhausen, pièces aujourd’hui plus anciennes que ne l’était le Sacre à l’époque de Fantasia. Certes, Stokowski a entièrement déstructuré l’œuvre de Stravinski, au grand dam de ce dernier, réduisant la partition de moitié.

BS : Accepteriez-vous, sous des prétextes pédagogiques, que l’on traite ainsi l’une de vos partitions ?
GB : Je serais très déçu. Je comprends donc la réaction de Stravinski !

BS : Vous considérez-vous comme un compositeur britannique ?
GB : J’ai eu la chance de voyager, et j’aime la musique de beaucoup de pays... Mes choix ne se fondent sur aucune référence nationale. Je suis ouvert à toutes les musiques pouvant me séduire. Le fait d’être Anglais m’est cependant bénéfique car il reste beaucoup de choses à faire et l’on peut respirer. Ainsi est-il possible de travailler plus aisément, la pression étant moins forte. Cela dit, avoir de la pression est aussi un bienfait. Et la création musicale britannique du XX° siècle est plutôt riche. Il y a Elgar, Holst, Vaughan Williams, Tippett, Britten, et un fort contingent dans la génération d’après-guerre, avec Ferneyhough, Birtwistle, Maxwell Davies, Goehr, mon collègue Knussen, et des plus jeunes encore. Nous pouvons travailler librement parce qu’il y a à la fois une réelle culture musicale et pas trop de pression, certes nécessaire, mais si elle est trop riche, il est plus difficile de respirer.

BS : Bien que vous vous soyiez détourné de la musique populaire britannique, avez-vous pu en faire totalement abstraction, ou, plus ou moins consciemment, a-t-elle enrichi votre création ?
GB : Inconsciemment, peut-être. Mais de façon très lointaine. Je peux parfois être touché par un morceau que j’entends à la radio ou à la télévision. Je ne suis pas de ces compositeurs, parfois intéressants, qui veulent réaliser une fusion ou un rapprochement entre les genres. Pour moi, cela ne marche pas. Mais j’admets aisément qu’il y ait plusieurs mondes différents. Je suis moins sévère que Pierre Boulez de ce point de vue, par exemple, parce que je peux jouer du jazz au piano, et je pense qu’il y a la place pour de nombreux modes d’expression musicale, mais ce n’est pas mon univers.

BS : Le jazz n’en fait-il pas partie, vous qui vous réclamez de Ravel, Stravinski, compositeurs ayant exploité le jazz ?
GB : J’aime Gershwin et le son du bigband des années trente. Mais je ne connais pas assez le jazz. Quant aux musiques populaires, la plupart sont vraiment désolantes. Comment les gens peuvent-ils écouter des choses qui sont finalement toujours semblables, avec seulement des changements d’accents. C’est vraiment pauvre ! Mais il y a des exceptions, et de temps en temps je trouve des choses intéressantes. Par exemple dans l’utilisation de l’électronique, avec des intuitions de sonorités très frappantes.

BS : Est-il possible de trouver des passerelles entre les genres ? Comment faire venir à la musique un public qui ne connaît que la variété ?
GB : En quoi serait-il nécessaire de le faire venir ?

BS : Il faut bien assurer un avenir à la musique en attirant de nouveaux publics !
GB : Bien sûr. Mais il y a la place pour plusieurs publics ! J’aime le tennis, pas le football. Je ne me sens pas obligé d’assister à un match de football. La musique indienne compte nombre d’aspects intéressants, elle n’attire pourtant pas les foules. Mais ce n’est pas grave. Il faut bien sûr quelques auditeurs, et je souhaiterais que le public de la musique moderne soit un peu plus vaste. Mais il y a déjà pas mal de monde. La qualité de l’écoute est bien plus importante que la quantité d’auditeurs. Il faut certes une certaine quantité, sinon elle pourrait mourir. Dans notre monde de médias et de statistiques, on regarde trop les données quantitatives au détriment de la qualité. En matière de télévision, que dix millions de gens regardent quelque chose d’ennuyeux est considéré comme une grande réussite, et s’il y a un musicien très marginal, compliqué, exigeant mais dont la musique est très belle, et que quatre cent mille personnes l’aient regardé, c’est une catastrophe. Mais il faut se demander quelle qualité d’écoute, quelle émotion, quel sentiment, quelle importance sa prestation a eu pour le demi-million de téléspectateurs qui l’ont regardé. 

BS : Vous êtes néanmoins heureux de voir l’une de vos œuvres donnée aux Proms de Londres, manifestation qui attire un monde fou.
GB : Plusieurs de mes œuvres ont été jouées aux Proms. Cela constitue pour moi une fantastique expérience. C’est vraiment exceptionnel. Le public est très mélangé, ouvert, les places sont bon marché, et il peut y avoir jusqu’à sept mille personnes pour un concert en outre diffusé en direct à travers toute l’Angleterre, et, souvent, à l’étranger.

BS : Il est donc possible d’avoir à la fois la quantité et la qualité !
GB : C’est très rare. Mais si c’est le cas, c’est merveilleux. Je ne suis pas contre un public d’un millier de personnes qui se sentent concernées !

BS : Vous avez eu la chance de rencontrer la musique sérieuse par l’intermédiaire d’un film, vous étiez très jeune. Cela devrait suffire à vous convaincre qu’il faut trouver les moyens de créer un public.
GB : Dans mon pays, il y a un fait très important qui, je crois, est unique au monde : la pédagogie en milieu scolaire. Voilà vingt ou trente ans – parfois aujourd’hui encore –, la plupart des enfants des écoles chantaient et jouaient de la flûte à bec, du piano ou de la clarinette. Beaucoup d’établissements scolaires ont des orchestres de jeunes. Ainsi est-il rare qu’un enfant n’ait pas eu l’occasion de lire la musique, d’en écouter et d’en faire. C’est tout de même remarquable et très positif. Expérimenter quelque chose forme un vrai public qui peut mieux comprendre ce qu’il écoute.

BS : Les collèges britanniques sont-ils encore ouverts à la musique ?
GB : Avant l’âge de quatorze ans, l’enseignement de la musique est obligatoire. Je pense que c’est encore le cas aujourd’hui. Puis ils ont la possibilité de continuer, comme s’il s’agissait d’une option langue étrangère ou latin. Beaucoup d’enfants choisissent la musique. Ainsi, est-elle profondément ancrée dans la vie scolaire, du plus jeune âge jusqu’à la fin des études scolaires.

BS : Que vous a apporté l’enseignement de la musique en milieu scolaire ?
GB : J’ai pu faire de la flûte à bec, du hautbois, du piano.

BS : Combien d’heures de cours de musique aviez-vous à l’école ?
GB : Une ou deux heures par semaine.

BS : Il y avait aussi les chœurs d’enfants.
GB : A huit ans, je chantais la Passion selon saint Matthieu de Bach, le Prince Igor de Borodine, le Messie de Haendel, etc. C’est vraiment spécifique à l’Angleterre.

BS : Vous enseignez la composition à de futurs professionnels. Avez-vous beaucoup d’élèves ?
GB : Je regrette de ne pas disposer d’assez de temps pour me consacrer davantage à l’enseignement. Je suis chef d’orchestre, organisateur de concerts, je compose très lentement... Je donne trop peu de cours, car j’adore enseigner, et cela me donne beaucoup. J’espère donner autant à mes élèves qu’ils me donnent. Il m’arrive d’accueillir chez moi une trentaine d’étudiants par cours pour des séances qui peuvent durer jusqu’à une dizaine d’heures. Le Royal College of Music m’a gentiment accordé la possibilité de dispenser mes cours à mon domicile, où j’ai directement accès à toutes mes partitions, papiers, disques. L’atmosphère est plus décontractée parce que c’est loin du collège.

BS : Est-ce votre expérience de vos cours avec Messiaen qui vous a suggéré cette idée ?
GB : Messiaen m’a énormément influencé. Mais je conçois mon enseignement de façon différente, parce qu’il faut être sincère avec soi-même.

BS : Comment se déroulent vos cours ?
GB : Les compositeurs ne me montrent pas leurs partitions, ou très rarement. Soit ils ont peur, soit leurs autres professeurs leur décommandent de le faire, je ne sais pas. De plus, nous n’en avons pas le temps. J’invite une « guest star », comme Eliott Carter ou mon ami Tristan Murail ou un musicien iranien, etc. Je prends un thème, et pendant quelques heures je joue beaucoup d’extraits. J’essaie de provoquer leur imagination et leur intelligence autour d’un sujet, qui est très souvent extrêmement limité, très simple, mais ouvre une infinité de portes sur des perspectives plus profondes et plus vastes. Je tente de lancer la foudre dans leur imaginaire pour les inciter à la réflexion.

BS : Vous participez régulièrement à des manifestations pédagogiques. Qu’est-ce qui vous attire dans cette démarche ?
GB : La première fois, c’était voilà quinze ans [ndr : l’entretien date de 1997], lors de la création de At First Light. Avant l'exécution, je me suis rendu dans cinq écoles où j'ai présenté mon œuvre à un millier d’enfants. Dans toute l'Angleterre, compositeurs et instrumentistes sont de plus en plus souvent sur le terrain, vont volontiers dans les écoles. Je n’ai hélas plus le temps de m’y consacrer comme je le voudrais. Lorsque je le fais, ce n’est pas pour essayer de convaincre les enfants de devenir compositeurs ni même musiciens. La musique est bonne pour les enfants, j'en suis convaincu. Cela leur apprend la sensibilité, l’écoute, à collaborer avec leurs camarades, à connaître l'histoire, à acquérir une expérience, à apprendre à chanter. Je suis absolument persuadé que c'est quelque chose de merveilleux, voire d'essentiel pour les arts, pour l'intelligence des enfants, et pour toutes sortes de raisons. Même s'ils ne reviennent jamais au concert comme auditeurs ou ne deviennent pas des musiciens. Bien sûr, si deux ou trois pour cent d’entre eux choisissent le métier de musicien ou si une dizaine aiment la musique et préservent cet amour toute leur vie, c'est formidable. Mais plus encore, c’est extraordinaire pour l’esprit et pour l’avenir social des enfants. En plus, c’est intéressant pour nous, musiciens, de nous consacrer à ce type de pédagogie, parce que cela nous apprend la simplicité en nous forçant à expliquer des données très complexes avec des mots clairs, à aller au plus profond des choses pour dire la vérité de la façon la plus accessible possible. Bien sûr il y a des éléments qu'il est inutile d’essayer de décrire au grand public. Mais il se trouve d’autres éléments que l’on peut transmettre. Essayer de le faire est rafraîchissant pour l’esprit des musiciens.

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BS : Analysez-vous les partitions de vos aînés ?
GB : Oui. C’est important. Par exemple le rythme chez Stravinskyi, dans les œuvres classiques (Bach, Beethoven), chez les modernes comme Boulez. Mais, le plus souvent, je choisis des thèmes généraux, comme l’histoire des dynamiques de la Renaissance à nos jours, comment commencer une œuvre à la fin de notre siècle, la conception de l’harmonie dans un domaine donné, etc. Ce sont des sujets thématiques que je travaille à travers plusieurs œuvres de compositeurs différents, avec des cassettes contenant plus d’une cinquantaine de courts extraits. J’ai proposé une classe sur Adorno et sa philosophie, les relations entre la musique classique et les musiques populaires, relations peut-être plus proches au XIX° siècle qu’au XX° et un peu plus lointaines au Moyen-Age. Des thèmes très souvent modestes mais qui forcent à réfléchir. Et de temps en temps j’improvise. Nous composons ensemble, regardons les divers choix possibles pour les compositeurs, analysons les différences entre le notions de liberté et de règles strictes, etc. La vraie liberté est à la fois intéressante, merveilleuse et terrifiante.

BS : A propos de liberté, où vous situez-vous sur l’échiquier musical ? Que pensez-vous des bagarres entre les tenants de l’avant-garde, les « néo », de cette sorte de peur d’aller de l’avant ?
GB : Je fais ce que je veux, et j’essaie toujours de réaliser quelque chose que je n’ai jamais eu l’occasion d’accomplir auparavant.

George Benjamin et Pierre Boulez. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

BS : Il est souvent reproché à Pierre Boulez d’avoir constamment à l’esprit la notion d’évolution historique de la musique, de marche en avant ?
GB : Impossible de savoir où va l’histoire. Ce qui compte pour moi, c’est inventer, explorer. Mais l’exploration peut aller dans des domaines inattendus. J’apprécie aussi cela. Ainsi, par exemple, la viole de gambe suscite en moi une grande émotion à laquelle je ne m’attendais pas ; émotion qui m’a donné l’envie d’écrire une œuvre à son intention. Il y a des découvertes qu’on n’attend pas. Je n’apprécie guère les lignes droites. Mais il est également vrai qu’il faut essayer de découvrir en soi ou à l’extérieur quelque chose que l’on n’a jamais pu faire auparavant. C’est un défi qui me concerne énormément.

BS : Votre attitude par rapport au minimalisme, qui n’avance pas très vite...
GB : [Rires...] C’est un style qui n’est pas fait pour avancer ! Cette école a tout de même lancé des choses courageuses et étranges. Mais j’aime la diversité et la complexité dans la composition, trouver autant de richesses que possible dans une langue qui doit tout de même rester très cohérente. Le changement, le contraste, etc., est le contraire de ce que l’on trouve dans le minimalisme. Cette école est intéressante, mais les œuvres ne doivent pas être trop longues.

BS : Vous êtes lié avec Tristan Murail, classé « spectral ». Que pensez-vous de cette technique ?
GB : Ma musique n’est pas spectrale, ce qui ne m’empêche pas d’admirer Tristan Murail et Gérard Grisey. En fait, je n’adhère à aucun système. Comme il est très difficile d’inventer quelque chose, dès que l’on a trouvé, on est tenté de persévérer. Mais je suis moi-même trop impatient. Dès que j’achève une œuvre, je m’empresse d’essayer son contraire. Si c’est une pièce douce et réfléchie, il faut que je fasse exactement l’opposé, non seulement le caractère mais aussi le type de composition, les moyens techniques.

BS : Vous ne pouvez donc pas travailler sur plusieurs œuvres en même temps.
GB : Exactement. Je n’ai jamais voulu le faire. Je mets tout dans une œuvre, et m’y investis à fond.

BS : Vous reconnaissez volontiers écrire lentement.
GB : Parce qu’inventer le monde technique et le monde sonore d’une œuvre me prend énormément de temps. Mais dès qu’ils sont fixés, je compose très rapidement. La moitié de mes partitions a été écrite en deux ou trois semaines. Mais commencer est une terrible épreuve. Je ne sais que faire, ni comment. Les premières pages me demandent beaucoup de temps, et elles sont couvertes d’un nombre considérable de ratures. Je peux aller jusqu’à une trentaine d’essais que je détruits avant de pouvoir enfin commencer.

George Benjamin donnant un cours au Festival de Lucerne. Photo : DR

BS : Vous disiez pourtant que vous appreniez à vos élèves comment débuter une partition...
GB : Les premières mesures sont décisives. Les symphonies de Beethoven commencent toutes différemment, mais leur début est toujours très provocateur. Je montre à mes élèves que si elles le sont, c’est pour forcer l’écoute, et lancer une œuvre intéressante. Je crois en la forme inattendue mais organique, c’est-à-dire que tout naît du premier geste, du son initial. Comment commencent les bonnes œuvres aujourd’hui ? Il y a des débuts qui ne sont plus possibles parce qu’ennuyeux. Ceux qui commencent sur de longs silences, montant lentement sur un crescendo « poco a poco », ne sont plus possibles. Cela distille l’ennui et fait chapiteau de foire ! Idem pour les finales. Une fin sur un diminuendo « poco a poco » de deux minutes conduisant au silence n’est plus possible non plus. Il faut provoquer !

BS : Vous dites vouloir vous renouveler à chacune de vos œuvres. Vous affirmez aussi que quiconque crée finit toujours par retomber, même inconsciemment, sur des choses qu’il a déjà faites. Quand vous vous rendez compte que finalement vous exploitez des idées que vous avez déjà exploitées, qu’en faites-vous ?
GB : Il y a des choses inhérentes à sa propre personnalité que l’on ne peut pas contrôler. Si l’on est sincère, et si on écrit de bon cœur, on a envie de libérer l’imagination. Sans prétendre à la psychanalyse, il y a ce que l’on sait, et il y a ce que l’on ne sait pas. Les racines de la musique, de la pensée musicale sont là. Comme il nous est impossible de savoir, il nous faut avoir confiance. L’inspiration finira par venir. Je pense, bien sûr, qu’il y a une communauté entre toutes mes œuvres, des éléments conscients inamovibles. Ma volonté de précision des hauteurs et de l’harmonie, l’instabilité de la forme sont des constantes chez moi depuis que je suis tout jeune. Mais si l’on connaît trop bien les choses et que l’on tourne autour c’est ennuyeux parce que l’on trouvera toujours le même matériau au lieu de chercher d’autres perspectives ailleurs de ce matériau de base. Si une œuvre découle de nouvelles techniques et de nouvelles ambitions expressives, elle est forcément plus fraîche. Si l’on a la chance de trouver des voies inédites, et que l’on se dit que c’est pour la première et dernière fois qu’on les utilise, je crois que l’on est plus authentique, parce que la musique qui en découle est une véritable réaction à quelque chose de profond, que l’on a la volonté farouche de le dire puisqu’on ne l’a jamais dit. Dès que l’on a exprimé quelque chose, la deuxième fois est moins authentique, puisque ce n’est plus une réponse à une pulsion profonde.

Une scène de Written On Skin (2012) de George Benjamin, avec Barbara Hannigan et Christopher Purves. Photo : DR

BS : Votre désir de renouvellement constant ne freine-t-il pas votre spontanéité ?
GB : Au contraire. La recherche est le chemin vers la spontanéité. La spontanéité est ce qui est authentique et vrai, qui n’est pas caché. Etre spontané en musique est terriblement compliqué. Il faut maîtriser la notation, les instruments, l’acoustique, l’oreille, etc. C’est ce qui est le plus difficile et prend le plus de temps. Mais la véritable spontanéité est le fruit d’une réflexion qui ne demande peut-être qu’une vingtaine de secondes, mais qui donnera naissance à une œuvre quelques années plus tard. La répétition paresseuse est le contraire de la spontanéité, qui est la fraîcheur, une direction authentique, essentielle, enthousiaste. C’est l’enthousiasme de trouver, l’étonnement que cela nous procure.

BS : Pierre Boulez dit que vous avez une oreille fabuleuse, que vous entendez tout ce que vous écrivez.
GB : Je ne sais pas... mais peut-être faut-il une oreille pour exercer mon métier !

BS : Oui, mais il y a tellement de compositeurs qui n’entendent pas ce qu’ils font.
GB : Ne pas entendre peut être un avantage, parce que si les relations d’une grande complexité entre chaque note et ses voisines à travers la structure d’une œuvre ne sont pas entendues, on est libéré, on peut composer beaucoup plus vite et réaliser des choses qu’une oreille exigeante n’accepte pas. Une oreille exigeante donne bien sûr des résultats, mais c’est diabolique aussi parce que cela oblige à travailler plus lentement. Avant de connaître Messiaen, j’avais une oreille prometteuse, mais j’ai dû beaucoup travailler, et je continue à travailler. L’oreille interne c’est l’imagination précise de l’écoute. Je ne peux composer autrement, car je me sens responsable de mes sons.

BS : Entendant précisément ce que vous écrivez, travaillez-vous au piano ou à la table ?
GB : Entre les deux ! Je marche beaucoup en cercle entre table et piano. Quand je perçois clairement une idée, je me mets à la table, puis je l’essaye au clavier. Le piano me conforte et me donne un peu de chair, de sang dans cet acte solitaire qu’est la composition.

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BS : Etes-vous un adepte de la composition assistée par ordinateur (CAO) ?
GB : Non. Je veux que mon imagination soit défiée. Je suis forcé d’imaginer. Les faux sons d’instruments acoustiques sont toujours très mauvais. L’échantillonnage est plus séduisant, mais on ne pourra jamais remplacer l’instrument vivant. Au moment où j’entends le son en moi, je conçois le geste, l’espace, l’énergie. Le synthétiseur ne présente pour moi guère d’intérêt. Il faut rêver, imaginer, même si c’est difficile. Certes, lorsque je joue au piano ce que je viens de composer, je ne l’entends pas vraiment. S’il est mal accordé, s’il manque des notes, je n’entends pas, j’entends avec mes doigts. Des compositeurs disent qu’il ne faut pas utiliser le piano, d’autres qui travaillent avec. En fait, on doit faire ce que l’on veut. Le piano ne m’est pas indispensable, mais il me conforte et je suis heureux pendant que je travaille d’entendre un peu de ce que je suis en train d’écrire. L’orchestre, je l’entends dans ma tête.

BS : Que vous a apporté la direction d’orchestre ?
GB : Enormément. Peut-être moins cependant que l’enseignement, qui m’a forcé à analyser, à comprendre, à expliquer. Mais la direction d’orchestre m’a permis d’apprendre à travers les œuvres de mes camarades et de mes aînés, Messiaen, Ligeti, Boulez, Carter, Berio... Les musiciens du passé m’intéressent aussi, mais je préfère la musique moderne. J’ai dirigé Berlioz, Scriabine, Ravel, Falla, Berg, mais la musique contemporaine m’est plus utile, parce que plus présente, et je peux apprendre à travers elle. Ne dirigeant que huit concerts par an, je ne peux pas me disperser. Je ne souhaite pas poursuivre une carrière de chef d’orchestre, bien que ce soit beaucoup plus drôle que la composition [rires]. Quand cela marche bien. Parce que quand cela ne marche pas, c’est encore pire ! Diriger est un acte vivant, social. J’adore le contact avec les musiciens. Surtout ceux avec des ensembles comme l’Ensemble Intercontemporain, le London Sinfonietta ou l’Ensemble Modern. En fait, avec eux, c’est plutôt un échange entre confrères.

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BS : Ce doit être un peu plus compliqué avec un orchestre symphonique.
GB : Le tiers seulement de mes concerts se font avec grand orchestre. J’ai bien sûr connu deux ou trois expériences délicates, mais la plupart du temps cela se passe bien. Si l’on est sincère, si l’on connaît la partition, si l’on entend, et si l’on a certaines compétences rythmiques et de battue, cela peut marcher. Face à un orchestre, je n’agis surtout pas comme un professeur. C’est un mauvais comportement. Il faut penser que l’on fait de la musique ensemble, même avec un orchestre symphonique. C’est moi, bien sûr, qui impose une interprétation, la précision, la compréhension, qui fais répéter de façon logique, rapide, efficace, mais au concert, si j’inspire, si je donne forme, c’est l’orchestre qui fait le son [rires].

BS : Pensez-vous que l’orchestre symphonique ait un avenir ?
GB : Il a un avenir si l’on souhaite continuer d’écouter les œuvres les plus populaires de Mahler, Ravel, et tout ce répertoire génial qui a tant d’importance – trop peut-être – dans l'imagination du grand public. Mais je pense que les sonorités les plus authentiques, le répertoire le plus vital aujourd'hui sont dans les mains des ensembles. J'adore écrire pour ensembles, essayer de retrouver la profondeur du son du grand orchestre avec des ensembles de quinze à vingt-cinq musiciens. On peut avoir l'agilité, la virtuosité et la complexité rythmique de l'ensemble de musique de chambre associées à la profondeur, la majesté sonores de l’orchestre symphonique. J'ai cependant écrit trois ou quatre pièces pour grande formation. C'est extraordinaire si l’on transcende les conventions. Ce que j'ai concrétisé dans Sudden Time. Parvenir à une exécution parfaite est chose délicate – je crois n'en avoir jamais entendu encore –, mais on peut commettre des choses impossible avec un ensemble. Il faudrait cependant que l'orchestre devienne plus flexible, par exemple en supprimant des instruments, comme Stravinski, par exemple, dans sa Symphonie de Psaumes. La géographie du grand orchestre doit devenir plus souple. Les œuvres pour ensembles sont toujours intéressantes à la fois pour l'exécutant et pour le public, et il serait naturel que les concerts alternent les deux types de formations. Je rêve d’élargir le grand orchestre, d’ajouter huit flûtes ou une vingtaine de hautbois au lieu d'une vingtaine de violons. Que l'orchestre soit devenu trop stable, trop homogène, s’avère finalement nocif. Ils sonnent tous de la même façon, en Europe comme en Amérique. Le disque est responsable de cette situation, mais aussi les conventions du répertoire, les questions de syndicats, les normes de vie des musiciens que l'on ne peut ignorer. L’extraordinaire dans un ensemble est que tout le monde est soliste. Chaque musicien a le droit de s'exprimer individuellement. Et pour un compositeur il est intéressant de savoir cela aussi. Les fortes personnalités qui constituent l'Ensemble Intercontemporain, le London Sinfonietta ou l'Ensemble Modern, font que ces formations sont fort distinctes. Savoir que l’Intercontemporain a eu Pierre Boulez comme chef pendant vingt ans dit le raffinement qu’il a par rapport aux autres ensembles du même genre.


BS : Parmi les compositeurs français du passé, vous faites volontiers référence à Berlioz. Que vous a-t-il apporté ?
GB : C’est l’une de mes grandes amours. Le premier a été Beethoven, le deuxième Berlioz. Je comprends mal pourquoi il est dit tant de mal de lui en France. L’harmonie est certes étrange, mais c’est tellement inspiré, et il est si intuitif. Son imagination est si géniale qu’elle annihile toutes les réserves que l’on puisse formuler à son égard. Des œuvres comme Roméo et Juliette, la Symphonie fantastique... Pas tout, mais dans la Damnation de Faust il y a des passages d’une telle imagination rêveuse. Et cette spontanéité, cette oreille orchestrale ! Le « Scherzo de la reine Mab » dans Roméo et Juliette est l’invention orchestrale la plus géniale de tout le XIX° siècle, ou presque. Ce passage doit beaucoup à Mendelssohn, mais c’est aussi d’une telle originalité, d’une telle fraîcheur. Son utilisation des registres, son expérimentation des couleurs, des superpositions orchestrales... Mais ce que j’apprécie le plus chez Berlioz, c’est l’élan, l’énergie quasi beethovénienne, certes moins intellectuelle, cette vitesse légère, empressée, enthousiaste. Impossible de résister.

BS : Pour être compositeur, il faut non seulement une technique mais aussi de l’imagination. Quelle part accordez-vous à chacun de ces aspects ?
GB : Pour arriver à une spontanéité vivante, profonde, lumineuse, intéressante, dramatique avec un son construit, il faut toute l’imagination, toute la technique, beaucoup de temps. Pour la composition, la technique égale l’imagination. L’un mange l’autre. L’expression vient de la technique, qui vient de l’imagination. Tout tourne en rond. Qui commence ? Je ne sais pas... Peut-être la technique. Mais la technique sans l’imagination et sans coup de foudre de l’extérieur, personnel ou autre, cela ne marche pas.

BS : Que vous apporte le fait à travailler à l'Ircam ?
GB : Beaucoup. Bien que je ne sois pas le compositeur le plus fait pour travailler l’électroacoustique. L’Ircam a transformé ma façon de penser. L’ordinateur a influencé tout ce que j'ai fait depuis mon premier séjour à l'Ircam. Plus que le son électroacoustique, ce sont la conception, la structure, l’organisation de l'ordinateur, complexes mais en fait fort simples. Cette riche simplicité offre des possibilités vraiment extraordinaires. L'ordinateur est une sorte de faux animal, une créature virtuelle. Tout comme une structure musicale. Pour donner naissance à une œuvre riche, flexible, parfois complexe, transformable à volonté, il faut une organisation qui appartient au même monde. J'ai toujours été fasciné par les transformations magiques, les structures pleines de métamorphoses étranges, inattendues. Mais il est impossible de le faire de façon intuitive, sans l’aide d’une structure. L’informatique m’a permis d’y accéder. Grâce à l’Ircam, j’ai également pu entreprendre des choses impossibles sans soutien technique avec les micro-intervalles, inventer des timbres inédits.

BS : Pensez-vous qu’il soit indispensable de connaître l’outil informatique ?
GB : La majorité des compositeurs se doivent de le connaître. D’autres ne veulent pas en entendre parler, ce qui ne les empêche pas de faire des choses merveilleuses. Il n'y a donc pas de règles. Ma curiosité naturelle me pousse à penser que la pratique de l’ordinateur est indispensable. C'est enrichissant pour un compositeur parce que cela ouvre de nouvelles perspectives à la musique. Même si je suis fait au fond pour les flûtes, les altos et les trombones. Je voue une grande affection aux instruments acoustiques. Le défi qui se présente à moi est de trouver le moyen de mélanger les deux mondes, informatique/musique enregistrée et musique acoustique. Quand on y parvient, c'est formidable. Je ne suis pas sûr de réussir, mais j’essaye.

BS : Etes-vous satisfait de l’instrumentarium contemporain ?
GB : Je rêve de nouveaux instruments acoustiques. C'est pourquoi j’ai écrit pour la viole de gambe, que j’envisage d’intégrer un jour au sein d'un ensemble. J’en apprécie le timbre, les techniques de jeu, l'architecture. C'est un instrument merveilleusement beau. J’utilise aussi volontiers des flûtes à bec. La viole de gambe s’est éteinte voilà trois siècles, alors que nombre de ses harmoniques n'ont jamais été exploitées, les col legno, pizzicati, tremoli : cet instrument compte six cordes. Je souhaiterais aussi que l'on poursuive la mise au point de nouveaux instruments, une nouvelle famille de bois, de cuivres. Qui sait... ?!

Recueilli par Bruno Serrou
Paris le 10 février 1997

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