lundi 14 mai 2018

Le piano d'Alain Louvier, compositeur pédagogue


Alain Louvier (né en 1945). Photo : DR

En mars 2001, pour la revue annuelle Piano de la Lettre du Musicien, le compositeur Alain Louvier me recevait longuement à son domicile pour un entretien consacré à son œuvre pour piano et pour clavecin. Il s’est avéré que le clavier est à la fois un support pour sa musique mais aussi son confident, son outil de travail pour la quête de nouveaux univers sonores.

Né en 1945, Prix de Rome en 1968, Alain Louvier a dirigé le Conservatoire de Boulogne-Billancourt, avant d’être nommé directeur du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris de 1986 à 1991, année du déménagement de l’institution de la rue de Madrid à La Villette. Il y enseigne ensuite l’analyse jusqu’en 2009, ainsi que l’orchestration au CRR de Paris. De 2009 à 2013, il est de nouveau directeur du CRR de Boulogne-Billancourt. Il a composé pour piano, clavecin, musique de chambre. Il est notamment connu pour avoir inventé une nouvelle technique d’écriture et de jeu pianistique, qu’il utilise également pour l’orgue et pour le clavecin.

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Alain Louvier et Pierre Boulez donnant une masterclass au Conservatoire de Paris en 1987. Photo : (c) Marion Kalter/AKG-images

Bruno Serrou : Le piano est-il votre compagnon de vie ?
Alain Louvier : J’ai toujours eu un piano avec moi. Mais je n’ai pas reçu de formation complète de pianiste. En effet, j’ai eu la chance de découvrir l’instrument presque par moi-même, et d’avoir des professeurs particuliers qui m’ont fait faire de la musique avant la technique. Si cela a pu me gêner à un moment, j’ai eu le bonheur d’entrer dans la classe d’accompagnement d’Henri Puig-Roger, qui n’avait à l’époque que des élèves ne jouant pas très bien du piano. Il m’a été possible d’entrer dans cette classe grâce au déchiffrage, étant un bon lecteur, mais, là, j’ai dû un peu travailler le piano. De même quand j’ai suivi la classe de clavecin, j’ai travaillé selon une technique particulière. Il est vrai que je suis habile, je déchiffre bien, réduis facilement l’orchestre au clavier, je suis capable de tenir ma place, en déchiffrant un trio de Beethoven au piano, en faisant des fausses notes, certes, mais en ne perdant jamais la mesure. En fait, comme la majorité de mes confrères compositeurs qui touchent le piano. Depuis l’âge de dix ans, j’ai surtout un rapport avec l’instrument d’ordre expérimental. Je crois qu’il s’agit là d’une démarche qui m’est propre, peut-être parce que j’avais un père biologiste qui m’a appris à expérimenter. Sur le plan acoustique, mon père n’y connaissait rien, si bien que c’est moi qui appliquais ce je que je découvrais. J’avais à l’époque un vieux piano droit de 1900, que j’ai mal traité, et sur lequel j’ai écrit les Etudes pour agresseur. Piano que je possédais encore à vingt-cinq ans, et sur lequel je mettais les pieds pour faire des harmoniques et autres mauvais traitements de ce genre. En fait, ce que d’aucuns ont appelé « objet sonore ». Et je m’en suis toujours servi pour entendre ce que j’écris. Je n’ai jamais cru personnellement à l’audition interne ex-nihilo. Je pense que l’on doit essayer, et ce n’est qu’ensuite que l’on acquiert une très bonne oreille, parce qu’elle reconnaît ce qu’elle connaît déjà. Et je n’en veux pour preuve que, lorsque je me suis mis au quart de ton, je n’ai pas trouvé de meilleur moyen que d’avoir chez moi deux pianos droits, d’en désaccorder un pour l’accorder au quart de ton inférieur, puis d’acheter un piano à queue et le laisser à 430 Hz, soit un quart de ton plus bas que les autres. Utiliser deux pianos est à mon sens une meilleure solution qu’un seul instrument pourvu de plusieurs claviers, comme celui d’Ivan Wyschnegradky [1893-1979] que possède Claude Ballif [1924-2004][1], parce que ce sont des pianos normaux. Plus tard, j’ai eu sous la main le piano d[u compositeur théoricien mexicain] Juan Carillio [1875-1965], réglé en seizièmes de ton – un piano droit de huit octaves qui en fait n’en fait qu’une, ce qui a stupéfié Olivier Messiaen quand je le lui ai montré, car je l’avais dans le bureau directorial au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, rue de Madrid, où il enseignait. Si bien que, depuis le milieu des années 1960, j’essaie les quarts de ton sur deux claviers. Un peu aussi comme sur le clavecin, mais il faut le désaccorder, on est obligé de choisir un mode, on a toujours le même nombre de touches, tandis qu’avec deux pianos on a le total des quarts de ton, et surtout des résonances.

B.S. : Jouer sur deux pianos n’est guère pratique !
A.L. : Dans Canto di natale puis dans Lieu de Lumière, j’ai mis au point un nouveau mode de jeu d’un pianiste sur deux pianos, que je fais disposer en V. Ce qui est délicat pour les poignets et pour le dos, mais tout de même mieux pour la synchronisation, et, surtout, pour étudier seul une partition, parce que je m’en sers beaucoup, même pour des répétitions de partitions de collègues que je dirige dans lesquelles se trouvent des micro-intervalles, je me sers de ce dispositif pour entendre ce que je vois.

B.S. : Travaillez-vous en permanence avec un piano ?
A.L. : Comme beaucoup de compositeurs, du moins tous ceux qui ont appris à en jouer plus ou moins. C’est aussi le compagnon de ma vie de pédagogue, parce qu’il présente le grand avantage de permettre la réduction de partitions d’orchestre dans une classe d’analyse. J’ai appris à le faire, mais je n’ai pas une technique pianistique assez grande. Je suis simplement habile et bon lecteur. Ce qui me suffit cependant pour ce que j’ai à faire. Le piano est un instrument à percussion résonnante dont on peut tirer de sons extrêmement variés.

B.S. : Vous utilisez donc le piano non pas pour composer mais plus simplement pour vérifier ce que vous écrivez.
A.L. : Quand il y a un piano dans un ensemble ou dans un orchestre, je compose naturellement la partie de piano au piano, de même s’il y a une partie de clavecin j’écrirais sur un clavecin – mon jeu sur le clavecin a d’ailleurs assurément influencé mon jeu sur le piano. Mais je peux aussi m’en servir pour vérifier certaines choses. Je n’ai pas a priori besoin de vérifier ce qui est écrit en demi-ton, en revanche, il m’est utile pour vérifier les micros intervalles.

B.S. : Pourquoi ce désir d’utiliser les quarts de ton ? Il est vrai que vous êtes maintenant très nombreux à le faire.
A.L. : J’ai commencé à utiliser les quarts de ton à vingt et un ans, au sortir de la classe de Messiaen. Je ne sais plus trop pourquoi, ne connaissant pas beaucoup d’exemples de musique en quarts de ton, en fait des noms plus que des exemples, et, qui plus est, les micro-intervalles étaient très mal maîtrisés à l’époque. La première œuvre que j’ai écrite en quarts de ton est Trois atmosphères pour clarinette et orchestre, œuvre dans laquelle la moitié de l’orchestre est désaccordée. J’avais écrit cette pièce peu après avoir dirigé une partition alors récente, puisqu’elle date de 1972, Ramifications de György Ligeti pour deux orchestres à cordes décalés d’un quart de ton, si bien que j’avais pu voir de près ce que cela donnait. Depuis, je me suis limité. Par exemple, dans Canto di natale de 1976, j’ai un peu corrigé, j’ai cantonné les quarts de ton aux trombones, flûtes et clarinettes, et, bien sûr, les instruments à cordes. Mes deux pianos m’aident beaucoup, parce que je veux que les musiciens entendent ce qu’ils jouent. Il m’est arrivé de diriger des œuvres, récemment encore avec l’ensemble l’Itinéraire, dans lesquelles il y a quantité de quarts de ton, et de voir les musiciens les plus éminents de Paris me sortir un doigté qui les conduit à produire en fait des sixièmes de ton. Et, possédant deux pianos accordés au quart de tons de différence et que j’avais gardés, je leur ai fait écouter les sons que j’attendais d’eux, et ils ont ainsi pu constater qu’en réalité ils ne faisaient pas de quarts de ton. Et c’est toujours extrêmement délicat. Je pense que mon utilisation intense du quart de ton me vient de l’harmonie que j’ai apprise au Conservatoire, l’harmonie chromatique, que je maîtrise particulièrement, grâce à ma formation. Cela m’a aidé à en sortir pour poursuivre plus ou moins ce qu’a fait Messiaen dans ses propres œuvres, en composant avec des micro-intervalles. Le quart de ton est plus pratique que tout autre micro-intervalle. Je ne crois pas beaucoup au tiers de ton, contrairement à Maurice Ohana, parce que je m’y sens enfermé, et il me manque l’instrumentarium pour aller au-delà, bien que j’aie tenté quelques expériences.

B.S. : Sur l’ordinateur ?
A.L. : Bien sûr. Il m’est arrivé de travailler à l’IRCAM. Mais je préfère les sons réels, et les quelques œuvres que j’ai conçues avec technologie posent un très gros problème, quand il s’agit de les rejouer, cinq ou dix ans plus tard. Il faut refaire tout le travail, le matériel ayant changé. Ce qui est très handicapant.

B.S. : A votre avis, le piano a-t-il besoin d’évoluer encore ?
A.L. : Je crois que le piano a atteint un degré de perfection avec Bösendorfer, Fazzioli, Steinway et autres pianos de concert. Ces instruments sont souvent trop grands, d’ailleurs. Quand on joue Claude Debussy dessus on est un peu perdu, et je ne parle pas de Joseph Haydn ! Non, je crois qu’un piano à queue de taille moyenne mais sonnant bien, avec des vraies résonances, est tout à fait adapté, et reste un outil riche de la panoplie de l’ensemble instrumental pour les formations acoustiques. Le piano se trouve être un instrument suffisamment parfait, suffisamment complexe pour ne pas avoir besoin d’être fondamentalement modifié. Nous verrons plutôt un clavecin modifié qu’un piano, ou tout autre instrument qui n’a pas la richesse polyphonique et sonore du piano. Je ne pense pas que le piano ait un grand avenir dans le changement trop affirmé de sa facture, sinon à changer les accords. Ce qui est une autre affaire. Il faut éventuellement renouveler un peu l’écriture du piano, pas forcément jouer avec les cordes et les harmoniques. Il s’agit plutôt de le traiter de façon un peu plus synthétique, c’est-à-dire qui tienne compte de tous les acquis de l’instrument, notamment d’un point de vue percussif, depuis Isaac Albéniz ou Olivier Messiaen, des modes de jeux ou d’attaque que j’ai pu moi-même développer, avec quelques autres de mes confrères. Tout cela appartient désormais au répertoire, et les pianistes qui s’intéressent au XXe siècle sont obligés de connaître cela.

B.S. : Serait-il souhaitable d’élargir l’ambitus du piano ?
A.L. : Non, parce que le registre est déjà de sept octaves et demie, je ne vois pas bien ce que l’on pourrait obtenir de plus. Dans l’aigu, le piano ne sonnera plus, et dans le grave, dans le Bösendorfer Impérial on entend chaque vibration [rires]…

B.S. : Face au répertoire, lorsqu’un compositeur décide d’écrire une pièce pour piano, se demande-t-il ce qu’il va pouvoir faire ?
A.L. : Je ne me suis jamais dit « Je vais écrire une pièce pour piano », je l’ai toujours faite. Il se trouve que n’ayant pas suivi les classes de piano et de musique de chambre du Conservatoire, et n’ayant pas été marqué outre mesure par le grand répertoire pianistique, mais ayant connu très jeune, dès l’âge de douze ou treize ans, tout Debussy, par exemple, et vers dix-huit ans, tout Messiaen, j’ai eu du piano une vision plutôt expérimentale, une volonté de quête sonore. J’ai toujours eu beaucoup de mal à entendre les Préludes de Debussy joués par quelqu’un d’autre que par moi. Non pas que je les joue bien, mais parce que j’aime les sons que j’en tire. Et je pense que Debussy travaillait ainsi. Ensuite, par les fonctions que j’ai occupées, j’ai agrandi ma connaissance et ma curiosité, mais à rebours. J’aime mieux aujourd’hui Frédéric Chopin ou Johannes Brahms qu’il y a trente ans. Mais il est vrai que le répertoire ne m’a pas marqué au moment où j’ai commencé à composer pour le piano. Car j’ai écrit très jeune pour lui, à dix-neuf ans, le premier Livre des Etudes pour Agresseur, c’est-à-dire avant d’entrer en classe de composition au Conservatoire. Messiaen, qui les a entendues, les a trouvées intéressantes, personnelles, pas marquées outre mesure par les écoles qui étaient alors dans l’air du temps. Et pour cause, puisque je ne suis pas non plus de formation dodécaphonique pure et dure, et, en fait, j’ai pratiqué le répertoire contemporain pour piano en classe d’accompagnement. Je l’ai pratiqué, expérimenté, appris en dirigeant. Je n’avais à l’époque pas tellement d’exemples. Je connaissais les Klavierstücke de Karlheinz Stoclhausen que je m’étais offertes dans les années soixante, je connaissais Oiseaux exotiques de Messiaen un peu André Jolivet, la Sonate d’Henri Dutilleux, pas encore les Sonates de Pierre Boulez… Je trouvais l’écriture de Boulez pour le piano inutilement compliquée. Autant je comprenais le Marteau sans maître, qui était formidablement complexe, au moins autant que les pages pour piano, mais je ne trouvais pas que ce dernier était le meilleur mode d’expression pour Boulez. Stockhausen, en revanche, a marqué des grands coups avec certaines Klavierstücke. Finalement, je me suis bien évidemment rendu compte que les sources d’inspiration, c’est-à-dire d’expérimentation sonnante sur le piano, restent Debussy, Messiaen, et quelques auteurs que j’ai découverts par la suite. Je rappelle simplement que j’avais dix-neuf ans en 1964, soit dix ans avant les Préludes d’Ohana. Finalement, ce dernier a connu mes Etudes avant qu’il ne commence à écrire les siennes. Mes deux premiers livres d’Etudes ont été imprimés vers 1967, le second réunissant des pages trop difficiles pour que je puisse les jouer moi-même, puis ce furent les deux pianos, et je me suis mis au clavecin. Les Etudes pour piano ont donc été mon premier geste de compositeur. En fait un geste d’exécutant. Ce qui m’intéressait était le rapport du geste complexe, des clusters ; pas seulement des clusters, mais aussi différents modes d’attaque, sur le son du piano, les problèmes de notation que cela pose. Puis j’ai été conduit à écrire ces Etudes pour piano et pour deux pianos, ainsi que les Etudes pour la main gauche. J’ai terminé le tout en 1972, à vingt-sept ans. Et, pendant longtemps, je n’ai plus écrit pour le piano, sinon au sein d’ensembles, avec des quarts de ton, mais rien pour piano seul Et je me suis remis au piano pour des œuvres pédagogiques. Je m’étais en effet aperçu que le premier livre des Etudes pour Agresseur, qui n’était pas très difficile, intéressait les gens, qu’il était joué, bien ou mal, dans les conservatoires alors qu’il n’avait pas été prévu pour cela, et je me suis dit : « Il faut que je fasse comme Bartók mes propres Mikrokosmos ». C’est ainsi que j'ai conçu mes Agrexandrins

B.S. : En quelle année était-ce ?
A.L. : En 1981. J’ai écrit la plupart de ces études en 1981, quelques-unes en 1992. Depuis, j’ai composé cette œuvre de grande envergure, Isola de numeri, tandis que j’étais directeur du CNSM de Paris, parce que je n’avais guère de temps pour composer, sinon sur un piano. Il s’agit d’une œuvre théorique, en ce sens que le piano est le meilleur vecteur que l’on puisse trouver pour traduire des principes mathématiques en demi-tons qui sont tout simplement la suite des nombres premiers, suite qui m’a toujours fasciné, et la traduction des intervalles en un ou deux demi-tons, comme le faisait Bartók bien sûr : deux pour la seconde majeure, trois pour la tierce mineure, cinq pour la quarte juste… Ainsi que le principe qui consiste par exemple à dire que quinze égale trois fois cinq, c’est-à-dire par exemple si-mi-sol, c’est cinq et trois, ou bien si-ré-sol… En 1972, j’avais fait une étude sur le triangle de Pascal, principe selon lequel tous les nombres sont des multiplications de facteur cinq, et je pouvais traduire la dimension du piano jusqu’à des nombres dont le total des facteurs ne dépassait pas quatre vingt huit, c’est-à-dire le nombre de demi-tons du piano.

B.S. : Avec le quart de ton, est-il possible d’en faire davantage ?
A.L. : On peut en faire plus, c’est vrai, mais cela ne donne pas la même musique. Je l’ai fait dans Canto di natale, je l’ai fait à l’orchestre. En revanche dans Isola de numeri, je voulais partir du même principe qu’Arnold Schönberg, qui réalisait toute une suite avec la même série, mais pour le traiter différemment, en rendant perceptible à l’oreille les fonctions géométriques ou mathématiques. Lorsque, par exemple, je fais la lecture des mille premiers nombres premiers, cela nous amène tout de même assez loin, puisque nous allons au moins jusqu’à dix mille et plus. Je traduis musicalement les écarts des nombres premiers qui sont totalement aléatoires et imprévisibles, et qui, statistiquement, vont s’élargissant, et je traduis chaque intervalle par une note de plus en plus aiguë. Cela donne une toccata de notes graves qui se projettent de plus en plus, et je suis obligé d’arrêter au bout d’un moment, sinon la suite serait infinie. Mais en lisant en toccata très vite cela a donné cette Toccata di natalia, première pièce d’Isola de numeri qui ne dure que quatre minutes, et à la vitesse où je vais, il m’a fallu écrire mille notes, avant que cette toccata finisse par s’effondrer, emportée par son propre poids. Une autre toccata porte le titre Toccata serpentina. Je l’ai composée au CNSMDP en 1992, et elle consiste à faire exactement la même chose que dans la pièce précédente, mais à l’envers, et en grands traits séparés de silences, qui sont plus longs et sont remplis par des gestes muets. Je crois en effet à la présence du pianiste sur scène et aux gestes qu’il peut faire dans le prolongement des résonances. Je dois dire que cela m’a beaucoup appris de voir cinquante élèves du CNSMDP faire des gestes muets, des gestes de préparation de résonances, particulièrement quand il faut réaliser un trille au-dessus du clavier pendant qu’il sonne, et pour retomber ailleurs en silence. Il y a des gestes qui remplissent des points d’orgue, dans un temps très précis, ce qui fait que tout doit être absolument contrôlé sur le plan gestuel. Ce qui a donné aux étudiants un mal fou, car ce n’est pas du tout dans les habitudes de l’enseignement, et, à la limite, c’était très pédagogique, parce qu’ils ne savaient quoi faire de leur corps. Les rares élèves qui l’ont très bien fait, ce sont des Japonais. Ils se contrôlaient très bien, étant extrêmement concentrés. J’ai donc écrit six morceaux qui donnent autant de traductions différentes de la suite des nombres premiers, dont une dernière qui est une pièce un peu carillonnante.

B.S. : Pouvez-vous rappeler ce que sont les nombres premiers ?
A.L. : Ce sont les nombres qui ne sont divisibles par aucun autre, 1, 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, et qui s’écartent de plus en plus. Ces nombres premiers traduits en demi-tons ont une propriété, c’est-à-dire qu’après 2, 3 et 5, les intervalles sont différents et serrés, à partir de 11 et 13, vu que 12 c’est l’octave, ils sont toujours une octave moins 1 ou plus 1, c’est-à-dire qu’ils sont les redoublements de deux dissonances, la septième majeure et la septième mineure, ou bien ils sont les redoublements de quartes et de quintes justes. Ce qui est particulièrement intéressant du point de vue harmonique, parce qu’il n’y a jamais un ton, ni de tierce majeure. On module au douze, ce qui ne peut donner que plus 1 ou plus 5 ou plus 7 ou plus 11. Il est possible de traduire cela en rythmes, ce que j’ai fait dans l’une de mes pièces.

B.S. : Cela vous ne le faites qu’avec le piano, pas avec d’autres instruments ?
A.L. : Le piano, comme pour les Etudes de rythmes de Messiaen, est un support idéal d’expérimentation.

B.S. : Le piano l’est-il toujours, pour vous ?
A.L. : Il peut l’être. J’ai écrit en 1995, pour Marie-Claude Siruquet, une pièce pour piano alors que je n’avais plus vraiment l’envie de retourner à cet instrument. J’ai fait ce que je n’avais jamais fait, employer la troisième pédale, la pédale harmonique, dont je me méfie terriblement parce qu’elle est en général déréglée. Et quand elle est déréglée, cela crée des catastrophes. On sait que Luciano Berio ou Pierre Boulez utilisent la troisième pédale de façon structurelle, et qu’elle peut être employée pour garder une harmonie au centre, harmonie qui, quand on passe dessus, continue à s’entretenir, etc. Et là, j’ai écrit une pièce que l’on peut considérer non pas comme un retour en arrière mais comme un retour vers une harmonie plus modale, peut-être plus conforme à ce que je fais maintenant, car plus synthétique.

B.S. : Ecrivez-vous vos pièce pour piano dans le but d’essayer de nouveaux systèmes, comme le faisait Schönberg, par exemple ?
A.L. : J’emploie le piano soit comme application d’une idée numérique soit pour écrire une pièce directement sur le piano dans la forme où elle va sortir au fur et à mesure de sa composition. C’est ainsi que j’ai écrit les Etudes pour agresseur. C’est poétique, plus traditionnel, plus debussyste, plus spontané. Et j’ai agi de la même façon pour le clavecin. Je ne me sers pas du piano pour expérimenter tel ou tel problème formel. Je peux le faire seul. En revanche, je mets souvent un piano dans mes œuvres.

B.S. : Pourquoi une telle présence du piano dans vos œuvres ?
A.L. : Parce que le piano est un instrument d’orchestre irremplaçable. Quand je compose une œuvre pour orchestre, comme le Concerto pour alto de l’an dernier, il y avait, outre le soliste, un pianiste de l’Orchestre Philharmonique. Je ne vois pas pourquoi je m’en priverais !

B.S. : Mais n’est-ce pas une solution de facilité ?
A.L. : Pas du tout ! Un exemple : l’on sait que le piano au XXe siècle est souvent intégré dans l’orchestre. Parfois, comme chez Serge Prokofiev, c’est pour faire quelques sons, d’autres fois sa place est importante dans l’orchestration, mais pas structurellement. En revanche, dans ce que fait Igor Stravinsky dans l’Oiseau de feu, Petrouchka, ou la Symphonie d’instruments à vent, le piano s’entend vraiment. Impossible de le remplacer par autre chose, pourtant il n’est pas soliste. Le piano dans la Symphonie de Psaumes est aussi irremplaçable. Je ne vois pas pourquoi on se priverait du piano… ou du clavecin. D’autant qu’aujourd’hui les grands orchestres comptent toujours un pianiste dans leurs rangs. Mais, évidemment, il joue aussi le célesta. En 1999, j’ai écrit une œuvre pour deux pianos et orchestre, Météores, Commande de l’Orchestre National d’Ile-de-France, ces Météores sont pour un duo de pianos, parce qu’il devait être joué avec le Concerto de Poulenc.

B.S. : Vous utilisez donc le piano en toute circonstance ?
A.L. : Je ne l’utilise pas toujours. Quand j’écris un quatuor à cordes, par exemple, je ne l’utilise absolument pas [rires] ! Utilisation pédagogique de mes deux pianos, j’emploie mes deux pianos en quarts de ton pour donner par exemple des repères à un violoniste pour qu’il entende vraiment et que cela lui soit plus facile à réaliser.

B.S. : Combien d’œuvres pour le piano votre catalogue compte-t-il ?
A.L. : Pour piano seul, il y a les Etudes pour Agresseur. Le Livre I date de 1964. Je l’ai créé moi-même au CNSM dans le cadre d’un concert d’étudiants. Le Livre II est de 1967, et il a été créé à Royan par Jean-Claude Pennetier. J’ai écrit ensuite l’Etude pour la main gauche en 1972, à la demande de Lania Gousseau qui avait des problèmes avec sa main droite, ainsi que le Livre pour deux pianos dont la première a été donnée en 1970, la dernière est l’Etude sur le triangle de Pascal, que j’ai réadaptée récemment pour une pièce pédagogique commandée pour les Editions Lemoine. J’en ai tiré une adaptation dont le titre est Triangle. Elle est pour quatre mains. Le tout constitue mon premier groupe de pièces pour piano, quand j’ai écrites entre dix-neuf et trente-et-un ans. Puis il y a la série de pièces que j’ai composées lorsque j’étais directeur du Conservatoire de Boulogne. C’est là en effet que j’ai eu l’idée de réaliser les Agrexandrins, dont les quatorze premières pièces ont été créées au Conservatoire de Montreuil par mes soins en 1981, et dont j’ai créé l’intégrale après avoir donné le troisième livre en 1992, avec cinq autres pages, soit dix-neuf pièces au total. Les Editions Leduc ont eu l’intelligence d’y associer des bandes dessinées. J’ai créé le tout en 1996 dans un conservatoire. Ces pièces pédagogiques forment un ensemble plus long que le Mikrokosmos de Bartók. Dans le troisième Livre, j’ai ajouté en 1995 la pièce pour la troisième pédale. Il y a ensuite Isola de numeri, pièce plutôt théorique, qui n’est pas centrée sur ma technique du piano, bien qu’elle l’utilise.


B.S. : Pouvez-vous revenir sur la problématique de chacune de vos œuvres pour piano ?
A.L. : Dans les Etudes pour Agresseur, je travaille une technique qui n’est pas seulement propre au piano. J’ai trouvé ce titre bizarre en 1964, et je l’ai associé à la vérité physique, c’est-à-dire que je me suis demandé avec quoi l’on pouvait jouer sur un clavier. Les doigts naturellement, mais on peut aussi jouer avec les paumes, et ce n’est pas moi qui l’ai inventé, puisque l’on trouve ce mode de jeu notamment chez Bartók et chez Schönberg, l’avant-bras pour faire des résonances, ce qui est déjà le cas dans Ionisation d’Edgar Varèse. Ce que j’ai fait peut-être de plus neuf, c’est par exemple l’attaque du poing, qui suscite une certaine sonorité rebondissante des marteaux, ce que l’on ne peut pas reporter au clavecin. Et je me suis dit : « Bon, avec ces ingrédients physiques qui sont au nombre de seize pour chacun d’entre nous, ou huit quand c’est la main gauche seule, eh bien je vais écrire Etude I, et j’en ai mis treize, Etude II, et j’en ai mis seize, etc. » Et j’ai même eu l’idée dès le premier livre, d’utiliser des couleurs, car j’écrivais sur le manuscrit les doigts en noir, la paume en bleu, les bras en vert et les poings en rouge, afin que, par exemple quand on fait un petit cluster de cinq ou six sons, on puisse le réaliser aussi bien avec le bout des doigts qu’avec la paume, et j’indiquais par la couleur la façon de le faire. Ce qui m’a intéressé lorsque j’ai développé cette technique, ce ne sont pas tellement les ingrédients d’attaque eux-mêmes que leur composition, de faire un glissando avec le bras se terminant par une certaine attaque, d’exploiter le tranchant de la paume avec une résonance à gauche, demander des mélanges de trilles traditionnels avec tous les pianismes romantiques superposés. Et je l’ai fait jusqu’au clavecin, puisque j’ai écrit un livre, le Livre V, pour clavecin et un livre pour clavecin à douze cordes, jusqu’à faire une nouvelle table, beaucoup plus développée, et de l’appeler Nouvelle Table d’Agresseur et autres ingrédients. Tout cela parce que, entre temps, j’avais découvert la musique ancienne. Il m’est arrivé, surtout dans mes œuvres pour clavecin – et dernièrement le virginal –, de faire des tremblements avec attaque et avec terminaison mais avec des clusters, j’ai composé en mêlant la tradition et les sons d’aujourd’hui. Cela m’a particulièrement intéressé, à la fois comme compositeur et comme pédagogue, parce que j’ai créé une notation assez particulière, et sans mesure. Je suis de plus en plus précis quant à la notation, qui, dans les premier et deuxième livres, est souvent très difficile – quoi que maintenant le disque les ait fixés. La première problématique de mes Agresseurs est gestuelle, expérimentale et sonore. Dans le deuxième Livre, il y a aussi l’affirmation d’une langue, et notamment une idée. Les Etudes doivent être enchaînées, car les silences sont remplis par des gestes muets, destinés à préserver la concentration des auditeurs. Le dernier silence est de vingt et une secondes, ce qui est très long, mais ces vingt et une secondes sont remplies par les gestes mystérieux du pianiste. Tout est écrit, y compris les résonances. Lorsque j’ai écouté la bande radio réalisée lors de la création que j’ai jouée moi-même, j’ai été stupéfait par l’efficacité de ma notation. Il n’y a pas eu un son dans la salle vingt et une secondes durant. Le silence était total ! Puis j’ai écrit l’Etude pour la main gauche selon les mêmes principes, mais aussi selon des principes numériques, notamment les nombres premiers. Dans le Livre d’Etudes pour deux pianos, il y a un peu de tout, même une étude proche du théâtre musical. Puis j’ai écrit pour d’autres instruments, et ce furent mes Agrexandrins, qui sont toujours dans le même esprit de recherche sonore, auquel j’ai associé l’idée que, par exemple, dès la pièce jouée en deuxième année d’études de piano, il y ait déjà des clusters, des quintolets, la pédale, la gestion de la résonance...

B.S. : Vous avez donc tout fait pour que les jeunes puissent totalement découvrir la musique de leur temps.
A.L. : Ma démarche est comparable à celle de Bartók, qui met toute sa musique dès le premier Livre de son Mikrokosmos ! Les clusters, György Kurtag les utilise aussi dans ses pièces pour enfants. Quand j’ai commencé mes Agrexandrins, en 1980, je ne connaissais pas encore les pièces de Kurtag. Ma problématique réunissait à la fois le pédagogue et le pianiste, ainsi que l’envie de montrer aux nombreux petits pianistes des conservatoires que l’étude de leur instrument ne commence pas par do-ré-mi-fa-sol-la-si, ou par M. Karl Czerny, mais que l’on peut faire plein d’autres choses. C’est ce que fait Kurtag.

B.S. : Ensuite…
A.L. : Eh bien, j’ai eu le sentiment d’avoir plus tellement d’autres choses à dire pour le piano seul. A l’origine, j’avais élaboré un plan pour cinquante Etudes pour Agresseur, j’en ai écrit vingt-cinq…

B.S. : Vous ne souhaitez pas poursuivre ?
A.L. : Non, mais j’ai appelé cela autrement ! J’ai fait mes Météores pour deux pianos et orchestre, œuvres dans lesquelles j’ai plus ou moins appliqué la même démarche. Mais je n’ai pas continué, j’ai prévu un certain nombre de pièces pour clavier, mais je ne les ai toujours pas commencées, j’ai autre chose à faire…

B.S. : N’auriez-vous plus envie d’écrire pour le piano ?
A.L. : Ah, ce n’est pas ce que je dis !… Depuis que j’ai fait la Dormeuse, une pièce pour piano où j’emploie la troisième pédale, si bien que s’il y a une panne de ladite pédale, la pièce est défigurée, tout comme l’Etude d’Ohana pour la troisième pédale, disons que je ne vais pas me lancer de moi-même dans une pièce nouvelle pour piano, je n’en sens pas la nécessité, j’ai déjà écrit trois heures et demie de piano. Et je n’ai pas envie d’écrire des pages pour piano que je ne puisse pas jouer. Il y en a déjà une que je ne peux pas jouer, parce qu’elle a été écrite à la table. C’est la seule : la première Toccata. Elle est horriblement difficile à apprendre.

B.S. : Certes, mais vous écrivez aussi pour les autres. Ligeti aussi ne peut jouer à vitesse réelle ses Etudes
A.L. : Je n’ai pas très envie d’écrire pour le piano des choses que je ne maîtrise pas, parce que c’est un instrument que je joue et que, de ce fait, je ne souhaite pas avoir des surprises.

B.S. : Ce que vous acceptez en revanche pour les instruments que vous ne jouez pas…
A.L. : Naturellement, parce que l’on ne peut pas tout jouer. Mais ce sont des instruments monodiques. Par exemple, quand j’ai écrit pour la harpe, je me suis fait livrer une harpe et j’ai tout joué. Parce qu’un instrument polyphonique pose énormément de problèmes, surtout en seizième de tons ; c’est si délicat qu’il me faut évidemment en jouer. Si j’écris pour l’orgue, je vais aller chercher moi-même sur l’instrument ce que cela donne, même si je ne joue pas du pédalier.

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, samedi 17 mars 2001



[1] A lire : Claude Ballif, Un musicien de la révélation. Entretien avec Bruno Serrou. Editions INA/Michel De Maule, collection Paroles de musicien (273 pages, 2004)

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